Le Fleuve Noir change de nom et devient Fleuve Editions.
Peut-être est-il bon de rappeler ce que représentait cette maison d'éditions populaire en chiffres, ou quels étaient les tirages du Fleuve Noir dans les années 60 dans ses diverses collections.
Le bulletin du Fleuve Noir de mars 1965 précisait, sous la plume d’Eugène Moineau le responsable du service presse et communication, le nombre statistique de volumes vendus par certains auteurs phares du Fleuve Noir dans les collections Espionnage et Spécial Police. Et les chiffres annoncés laissent rêveur aujourd’hui tout auteur et tout éditeur, que ce soit dans le domaine de la littérature générale ou du roman populaire.
Bien évidemment on pourrait penser qu’en tête des ventes figurait Frédéric Dard, ou plutôt son double San-Antonio, qui à l’époque c’est-à-dire en 1965 avait réalisé une vente de 350 000 exemplaires pour son seul Histoire de France vu par Bérurier. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, que ce soit sous son nom ou sous celui du célèbre commissaire, les ventes étaient quasiment équivalentes. Ainsi pour 28 titres Frédéric Dard avait cumulé 3 960 000 exemplaires soit 141 430 exemplaires par titre, et sous le nom de San Antonio 51 titres pour un total de vente de 7 350 000 soit par titre 144 120 exemplaires. San Antonio ne battait pas encore les Frédéric Dard ou d’une courte tête. Mais après 1965, avec les très nombreuses rééditions les chiffres se sont bien évidemment envolés, et Frédéric Dard du s’effacer sous son double même pour des romans qui ne mettait pas en scène San-Antonio.
Paul Kenny, le chantre du roman d’espionnage avec son héros Francis Coplan, pour 84 titres parus, avait un total de 15 708 000 exemplaires soit par titre : 187 000 volumes.
Paul Kenny était donc en tête des ventes, mais rien que de plus normal, car à cette époque, celle du rideau de fer, les romans d’espionnage étaient fort prisés et drainaient un lectorat fidèle.
Quatre autres auteurs qui œuvraient tout aussi bien dans le roman d’espionnage que dans celui du policier, étaient ainsi analysés : il s’agissait de Serge Laforest, Claude Rank, M.G. Braun et Adam Saint-Moore, quatre auteurs entrés au Fleuve Noir dès sa création ou presque.
Serge Laforest avait 47 titres à son actif en Espionnage pour une vente de 6 640 000 exemplaires soit 141 280 volumes par titre et en Spécial Police 28 titres pour un total 3 240 000 soit 115 714 livres par titre. Dans ce cas la différence entre Espionnage et Spécial police est flagrante avec un net avantage de près de 26 000 titres de plus en espionnage.
Claude Rank avec 40 titres pour 5 980 000 exemplaires Espionnage arrivait à 149 500 exemplaires par titre et en Spécial Police 2 650 000 pour 19 romans soit 139 474 exemplaires par titres. Pour cet auteur le rapport Espionnage/Spécial Police était moindre avec seulement 10 000 exemplaires.
M.G. Braun avec 36 titres en Espionnage pour une vente de 5 320 000 exemplaires établissait un score de 147 778 par exemplaires et en Spécial Police avec 28 titres pour un total de 3 240 000 exemplaires, la moyenne étant de 115 714 soit une différence significative de 32 000 exemplaires de moins en Spécial Police qu’en Espionnage.
Enfin, Adam Saint-Moore, pour 36 titres en Espionnage et 5 320 000 ventes avait réalisé une moyenne de 147 778 exemplaires tout comme son confrère M.G. Braun. Et en Spécial Police pour 18 titres, seulement oserais-je écrire, et 2 460 000 volumes sa moyenne était de 136 667 exemplaires par titre.
Soit dans tous les cas de figure un net avantage à la collection Espionnage.
En 1971, la revue Espionnage, qui ne vécut que le temps de 15 numéros, publiait dans son numéro 13 une table ronde avec quatre auteurs, Paul Kenny, Fred Noro, Jean-Pierre Conty, Pierre Nemours. L’entretien était réalisé par Jean-Claude Guilbert et Georges Rieben. La présentation annonçait que pour Paul Kenny, au rythme d’un nouveau roman tous les soixante jours, et sans compter les traductions et les rééditions, il se vendait un Coplan toutes les huit secondes. Il me semble que ce chiffre soit quelque peu exagéré, à moins qu’il s’agisse d’une erreur de retranscription ou de typographie, car cela équivaudrait à une vente globale de 648 000 exemplaire.
Toutefois Paul Kenny, alias Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse, explique qu’au début de leur carrière en remplacement de Jean Bruce parti aux Presses de la Cité, le tirage de leurs 10 premiers romans était de 24 000, sans qu’il y ait quelque écho. Puis d’un seul coup, vers le 11ème ou 12ème il a fallu en tirer 10 000 de plus et la progression a été constante. Dans le même article, Pierre Nemours, qui écrivait aussi bien pour Espionnage, Spécial Police que pour la collection Feu, estimait qu’un roman édité à 100 000 exemplaires était lu par 400 000 personnes. Et (c’est moi qui précise), il est vrai que les bouquinistes à cette époque, revendait peu cher les livres, effectuait les échanges : par exemple 1 livre prêté pour 3 livres rendus, ou alors le prix était dégressif selon le nombre de fois qu’il avait été emprunté. Ainsi un livre vendu 10 francs était repris 7 francs, revendu 9 repris 6 et ainsi de suite. Certains livres effectuaient la navette vendeur lecteur une bonne dizaine de fois, sinon plus.
En février 1970, dans un entretien réalisé par Luc Geslin, qui fut le créateur avec Georges Rieben du Prix Mystère de la critique, prix qui existe toujours, et publié dans le numéro 264 de Mystère Magazine, Eugène Moineau avançait les chiffres suivant :
« Les tirages de Frédéric Dard s’établissent entre 380 000 et 420 000 exemplaires, mais ils atteignent 600 000 exemplaires quand il écrit sous le pseudonyme de San-Antonio - le premier tirage de 35 000 exemplaires est épuisé dès le premier mois - et L’Histoire de France a dépassé le million d’exemplaires. En Espionnage, parmi nos auteurs vedettes, nous avons G.J. Arnaud, M.G. Braun, Paul Kenny, J.P. Conty, Serge Laforest, Alain Page, Claude Rank et Adam Saint-Moore. On retrouve à peu près les mêmes en Spécial Police. M.G. Braun ou G.J. Arnaud ont des tirages de 230 000 exemplaires en Espionnage et 130 000 en Spécial Police ». Il ajoute : « Quand nous lançons un auteur débutant, il atteint dès son premier livre le tirage moyen de la série. A savoir 100 000 exemplaires dans Spécial Police et 140 000 exemplaires dans Espionnage ». Personnellement j’ai rencontré des libraires qui m’ont affirmé que pendant ces années de vaches grasses, ils recevaient les romans du Fleuve Noir par palettes. Précisons que le rythme de parution était en général de six titres différents pour Espionnage, Spécial Police, auxquels il fallait ajouter les collections Anticipation, L’Aventurier, Angoisse, Feu, Présence des Femmes, uniquement pour les collection dites de poche car il existait aussi une collection plus généraliste, celle des Grands Romans dont les auteurs vedettes étaient Robert Gaillard et Jacques Chabannes.
En 1982, la donne n’est plus la même. Patrick Siry, qui est le nouveau directeur littéraire du Fleuve Noir, s’exprime dans le numéro 2 de Mystère Magazine, nouvelle série. Parlant de la collection Spécial Police, qui est toujours la plus vendue en France dans ce domaine, les chiffres de vente ont dégringolé. « Nos tirages avoisinent les 30 000 exemplaires, avec de légères différences selon les auteurs. Les Jacquemard, les Pelman, les Arnaud atteignent le chiffre rond de 30 000. Pour les autres les tirages sont de l’ordre de 25 à 28 000 ».
Une désaffection du public pour la collection Espionnage due en partie à la fin de la guerre froide et une inflation d’aventures parfois répétitives, mais également pour la collection Spécial-Police dont les raisons elles sont plus complexes. Mais le Fleuve n’est pas la seule maison d’édition touchée par les méventes. L’impact de la télévision n’y est pas étranger, mais également plus de loisirs annexes, les jeux vidéo, etc. Le but de cet article n’est pas d’entrer dans des considérations oiseuses, de cerner pourquoi les livres se vendent moins car même si l’on nous affirme que certains ouvrages se vendent bien, c’est l’arbre qui cache la forêt de papier. Et lorsque le Fleuve Noir, ou plutôt ses auteurs, vendait à plus d’une centaine de milliers d’exemplaires leurs romans, il ne faut pas oublier non plus que les maisons d’éditions n’étaient pas moins présentes sur le marché qu’aujourd’hui. La Série Noire, Le Masque, Un Mystère, Sueurs Froides, L’Arabesque, la Chouette, Gerfaut pour ne citer que les plus connues sont elles aussi passées par des hauts et des bas et ont été obligées de mettre plus ou moins la clé sous la porte.
A la question de Luc Geslin dans le numéro 264 de Mystère Magazine, source déjà évoquée, L’auteur publié par le Fleuve Noir est-il un auteur heureux ?
Eugène Moineau a répondu : Il vit confortablement. Il y a un nombre considérable d’écrivains en France, mais je pense que 2 000 auteurs, pas davantage, peuvent vivre de leur plume. D’abord, il y a les grands auteurs qui ont une audience internationale ; en écrivant un livre tous les cinq ans, ils vivent de leur production littéraire. Leurs droits d’auteurs se montent parfois à 25% - la grande Colette établissait un record avec 27% - parce que ce sont des porte-drapeaux pour un éditeur, mais ils sont très peu nombreux. Les autres sont des professionnels du roman et ils ne se retrouvent guère que dans les collections d’action. Un lauréat du Goncourt qui arrive à 300 ou 400 000 exemplaires écrira un livre deux ans plus tard mais son tirage sera nettement plus faible et il risque d’aller en s’amenuisant. En deux ans, nos auteurs ont publié huit ouvrages, faites le compte… Au début leurs droits sont ceux de tous les romanciers et, quand un auteur devient vedette, c’est-à-dire qu’il va très au-delà du tirage moyen de la collection, les droits sont réévalués. Pratiquement, il n’y a aucun auteur dans notre maison, même débutant, qui exerce un second métier. Ils avaient un métier quand ils ont apporté leur premier livre mais ils ne l’ont conservé qu’un an au plus. Frédéric Dard a fait plusieurs films en tant que réalisateur, Jacques Chabannes anime une émission régulière à la télévision. André Lay était boucher à La Varennes, André Caroff chauffeur de taxi, M.G. Braun restaurateur, Victor Harter et Mike Cooper comédiens, Pierre Nemours, Michel Saint-Loup, Richard Caron, journalistes, B.R. Bruss ancien ministre, Roger Vilard expert philatéliste, Marc Arno professeur de judo, etc. Seuls ont conservé leur activité première, un chirurgien, J.P. Garen, et deux pharmaciens, P.J. Marcel et Pierre Barbet.
A ceux-là j’ajouterais Franck Evans, diplomate, Robert Clauzel, médecin. Et il ne faut pas oublier non plus deux autres sources de revenus : les droits pour la télévision et le cinéma, ainsi que les traductions et rééditions dans divers supports. Si je me réfère au bulletin Fleuve Noir Information N° 40 du mois d’avril 1968, les traductions privilégiaient ce moi-là les Paul Kenny avec deux titres en Espagne et trois en Suède. En Espagne un Pierre Nemours : Le commando de la soif, et trois Mario Ropp : Douce haine, Les dangereux retours et Le temps d’une chute. Au Chili un Jimmy Guieu : Black-out sur les soucoupes-volantes, en Argentine, avec extension à toute l’Amérique latine, deux Jacques Chabannes et en Angleterre : La grande Vadrouille des frères Tabet et Georges Oury. La parution en feuilleton était également présente dans l’hexagone et à l’étranger : en France, dans Le Petit-Bleu de l’Agenais, d’Agen, Thalassa de Mario Ropp, dans La République des Pyrénées basée à Pau, La peste noire de Michel Saint-Loup, dans Le Soir de Marseille : Jeu nul de Roger Faller. Sans oublier le Maroc avec Retour grinçant de Pierre Courcel, la Suisse avec Arabella de Florence Hurd, etc. Et lorsque j’ai évoqué le cinéma, il faut savoir que les droits étaient achetés mais les films pas toujours réalisés.
Effectuons maintenant un petit calcul. En se basant sur un droit d’auteur à 5%, le minimum, le livre étant vendu à 3,80 f, cela fait 0,19 centimes par volume multiplié par 100 000 exemplaires = 19 000 francs. 19 000 f. auxquels il faut déduire les impôts qui à l’époque étaient de 70%, le bouclier fiscal n’existait pas, il restait donc 5700 francs, soit dix fois le salaire mensuel que je percevais à la même période.
Quels sont les tirages aujourd’hui dans les collections spécialisées, qui peut nous donner les chiffres, et leurs auteurs vivent-ils de leur plume comme ils en vivaient lorsqu’ils écrivaient pour le Fleuve Noir ? Il serait intéressant de le savoir, mais les éditeurs sont-ils prêts à dévoiler leurs chiffres ?