Du beau, du bon, du bonnet... rouge !
Tout petit déjà, et même avant, Nicolas Scouarnec, était têtu, frondeur et les années n'ont pas arrangé son caractère révolté. D'où son surnom récolté peu après son retour du service militaire au début des années 1920 : Gwaz-Ru, l'homme rouge.
Avant de partir à l'armée, Scouarnec qui travaillait comme journalier était considéré comme un mauvais esprit, refusant les compétitions que se lançaient les autres garçons de ferme, ce qui arrangeait bien les patrons qui voyaient le travail effectué à une cadence qu'ils n'auraient pas oser exiger. Le service militaire n'a pas dompté Scouarnec, au contraire car les exactions durant la Grande Guerre qui n'est pas si loin, les fusillés pour l'exemple et la révolution russe ont trouvé dans ses oreilles des échos. Il reprend son travail de journalier et il se rend le dimanche au café des Grillons à Briec où il retrouve des jeunes comme lui, réfractaires à la messe dominicale et libertaires. C'est autour d'un verre que les conversations fusent et, contrarié (c'est peu dire) par l'attitude des riches fermiers, il est mûr pour adhérer aux idées socialistes qui s'échangent. Pour adhérer également au parti communiste qui recrute de jeunes révoltés comme lui.
Bodiger, un maçon de Quimper lui propose alors de le faire embaucher par son patron. Au début Gwaz-Ru ne sera qu'arpète, mais Bodiger va l'aider, et le syndicat aussi. D'abord lui trouver une chambre dans un immeuble. La pièce est directement sous le toit, il n'y a pas de chauffage et est sommairement meublée. Mais Gwaz-Ru est content de travailler pour un patron qui épouse des idées sociales. Il fait connaissance avec son voisin de palier, Vincent, un jeune prof de philosophie avec lequel il apprend beaucoup, lui qui sait à peine lire et compter. Et les discussions tournent automatiquement sur la politique, le socialisme, le communisme et les indépendantistes bretons. Au bout d'une semaine il en a marre de se préparer sa popote du soir, et trouve un petit restaurant pas cher, où les plats sont abondamment garnis. Les patrons l'accueillent comme s'ils l'avaient toujours connu. Maë Laouen et Yann Kegin préparent des repas roboratifs et ils n'ont pas besoin de faire de la publicité, leur rondeurs parlant pour eux. Gwan-Ru s'aperçoit rapidement que Bodiger, qui est contremaître, exige beaucoup de lui ainsi que des autres ouvriers, malgré ses prétentions communistes. Or Gawz-Ru est d'un naturel rétif, mais il apprend vite et passe bientôt maçon, taillant les pierres de granite sans déchet inutile.
Gwaz-Ru tombe sous le charme de Tréphine, une accorte servante qui n'effectue en général son service que le midi. La saison du thon vient de débuter et les ouvrières de l'usine de conserves viennent manger le soir, apportant avec leurs gamelles un joyeux désordre. Timides tous les deux, ils apprennent à se connaître en se baladant le long des berges du Steïr, et tombent naturellement amoureux l'un de l'autre. Outre son emploi de serveuse au restaurant, elle travaille chez les "bonnes" sœurs, des peaux de vache, et quelques patronnes pour le ménage. Elle ne se plaint pas, elle est courageuse, mais cela met en colère Gwaz-Ru qui est très remonté envers la calotte et ses représentants. Puis viennent les épousailles, uniquement à la mairie, et le premier des sept enfants qu'ils auront.
Bodinger, toujours lui, leur propose un petit appartement dans le même immeuble, avec chauffage. Les années passent, les gamins naissent à un rythme régulier. Maë Laouen et Yann Kegin aimeraient bien que Gwaz-Ru et Tréphine reprennent leur petit restaurant, mais ils déclinent cette possibilité. Tréphine travaille pour un couple de maraîchers, Mouerb et Yvon, dont la ferme est en dehors de Quimper, apportant dans une charrette à bras des légumes aux halles. Yon a connu la guerre de 14, peu de temps, et en a rapporté un souvenir impérissable : il fait partie de ceux qui ont été surnommé les Gueules Cassées, et s'exprime dans un gargouillis que seule sa femme Mouerb comprend. Ils sont sans enfant et se font une joie d'accueillir Gawz-Ru et sa famille. Gawz-Ru quitte son métier chez l'entrepreneur mais Bodinger lui réserve une surprise à sa façon avant le départ définitif. Gawz-Ru saura s'en souvenir. Le couple et les enfants sont d'abord logés dans un pennti puis tout le monde se retrouvera dans la ferme pour le plus grand bien de tous. Les années passent et la guerre arrive, la Résistance s'organise mais difficilement et la fin du conflit apportera son lot de surprises.
Roman ou récit, cette chronique rurale et sociale dépeint la Bretagne, la Basse-Bretagne dans le pays Bigouden au travers d'un homme qui n'accepte pas les diktats, qu'ils viennent d'un patron, et encore moins d'un contremaître, de la religion ou d'un parti politique. Le lecteur suit le parcours, amoureux, familial, politique et chaotique de Gwaz-Ru, qui s'il n'a pas suive suivi d'études possède un bon sens que beaucoup d'intellectuels pourraient lui envier.
C'est un solitaire, même s'il est marié et a des enfants, un réfractaire à toute ingérence dans sa vie, dans ses opinions, dans sa façon de penser et de se comporter. Ce n'est pas pour autant qu'il refuse les conseils, qu'il applique parfois, mais il effectue le tri. Il apprécie les petits bonheurs de la terre, du travail, de la famille, mais il va connaître bon nombre de désillusions. Surtout en politique où il sent que les paysans et travailleurs comme lui sont la plupart du temps manipulés.
S'il ne connait pas les mots syncrétisme et nihilisme, mais son ami Vincent se chargera de lui expliquer les définitions d'une manière simple, il perçoit que Bodinger et ses amis du triumvirat quimpérois émettent parfois, même souvent, auprès des membres de la cellule communiste des idées contradictoires, forgeant les esprits à une allégeance à Staline et consorts. Il est un nihiliste réfutant tout ce qu'on veut lui imposer, toute doctrine. Et comme lui fait remarquer Vincent La philosophie est une tournure d'esprit, tournure que possède Gwaz-Ru, même s'il n'a suivi l'école que de loin.
Le lecteur s'attache à ce personnage bourru, et reconnaitra, sans être Breton, nombre de ses aïeux qui, ayant vécu dans un monde rural, ont connu ces difficultés quotidienne. Aujourd'hui, le monde a évolué, en bien ou mal, mais les conditions de vie ne sont plus les mêmes. Le travail n'est plus aussi exténuant physiquement, mais il l'est devenu psychiquement. Des maux et des mots nouveaux apparaissent : le syndrome d'épuisement professionnel était inconnu à cette époque. Nos aïeux, pour la plupart d'entre nous qui avons dépassé les six décennies, ont connu la souffrance, en ont parlé parfois, mais ils ne regrettaient rien, car de nos jours c'est l'asservissement au travail, à la productivité et à l'argent qui renforce certaines souffrances alors que l'on pense que cela ira mieux dans un avenir utopique.
Hervé Jaouen connait, aime sa Bretagne, et cette histoire n'aurait pu se passer ailleurs, sauf les travaux des champs, ou la mentalité des petits chefs que l'on retrouve dans chaque province. Mais le Breton possède un sacré caractère, et il l'a encore démontré récemment ! Il nous donne une belle leçon de courage et de pugnacité.
D'Hervé Jaouen lire également : Le fossé; Flora des embruns; Les soeurs Gwenan; Ceux de Menglazeg; Dans l'oeil du schizo; Les filles de Roz-Kellen; Ceux de Ker-Askol; Merci de fermer la porte.
Hervé JAOUEN : Gwaz-Ru. Collection Terres de France. Editions Presses de la Cité. Parution octobre 2013. 336 pages. 21,50€.