Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 juin 2012 4 07 /06 /juin /2012 08:09

jaouen1

La collection Engrenage, crée à l’initiative d’Alex Varoux, éditée chez Jean Goujon, reste comme l’une des collections phares de la fin des années 70, début 80. De jeunes auteurs prometteurs se trouvaient encadrés par des romanciers dont la réputation n’était plus à faire. Certains de ces jeunes débutants sont passés depuis à la trappe, d’autres comme Hervé Jaouen, qui depuis a creusé son trou dans la mine inépuisable du roman noir, sont devenus des valeurs sûres de l’édition. Avant de procéder à l’entretien de celui qui n’est plus considéré comme l’auteur d’un roman qui fit couler beaucoup d’encre, La Mariée rouge, mais a su s’affirmer et élargir sa palette, voici quelques éléments biographiques qu’il a bien voulu nous confier.

Hervé Jaouen est né le 18 novembre 1946 à Quimper dans un foyer modeste. Boursier, il fait ses études au lycée La Tour d'Auvergne de Quimper. C'est en seconde et en première qu’il commence à écrire et reçois de sérieux encouragements de la part d'éditeurs et d'écrivains parmi lesquels le jeune romancier Jean-Edern Hallier. Destiné à des études de lettres, le hasard le conduit à faire des études de droit et d'économie et à commencer une carrière dans la banque. A 24 ans, il devient chef d'agence, puis à temps partiel professeur d'économie, détaché par l'établissement qui l'emploie, au Centre de Formation de la Profession bancaire. Peu de temps après, il découvre le roman noir américain et c'est sous cette influence qu’il se remet à écrire. En 1979, il inaugure une toute nouvelle collection de polars, “ Engrenage ”, avec La Mariée rouge. Ce roman, d'une grande violence, lui vaut une reconnaissance immédiate auprès d'un large public, et il est considéré par le Magazine littéraire comme “ un des prophètes les plus doués du néopolar et un des plus originaux romanciers français ”. Dans les années qui suivent il est reconnu comme un des maîtres du roman noir français. A partir de 1983 il ne travaille plus qu'à mi-temps à la banque (qu’il quittera quelques années plus tard) et élargit sa palette. L'Adieu aux îles (1986), dont une partie de l'intrigue se déroule à Saint-Pierre-et-Miquelon, le consacre comme écrivain tout court et non plus seulement comme un auteur de polars. Amoureux de l'Irlande où il se rend plusieurs fois par an, il lui consacre de nombreux livres, dont récemment (avril 2000) La Cocaïne des tourbières, suite de Journal d’Irlande et de Chroniques irlandaises, un recueil auquel Libération accorde le “ mérite de trouver sa place auprès du Journal irlandais d'Heinrich Bôll ”. Il préface et traduit L'Assassin de Liam O'Flaherty. C'est encore l'Irlande et plus particulièrement le monde des courses de lévriers qu’il fait vivre dans son roman Connemara Queen. Dans Le Cahier noir (Gallimard Jeunesse), il propose à son héros, un jeune Français, de résoudre le mystère attaché à l'île de Balor, au nord-ouest du Donegal.

Hervé Jaouen a obtenu de nombreux prix dont le prix du Suspense pour Quai de la Fosse et le Grand Prix de littérature policière pour Hôpital souterrain qui a pour cadre l'île de Jersey. L'Allumeuse d'étoiles lui permet d'ajouter son nom au palmarès prestigieux du Prix Populiste où l'on note les noms de Jules Romains, Henri Troyat, Jean-Paul Sartre, Louis Guilloux, Bernard Clavel, André Stil, René Fallet, Christiane Rochefort, et de bien d'autres auteurs réputés. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits dans différentes langues. Cinq de ses romans ont été adaptés à la télévision : Le monstre du lac Noir dans le cadre d'émissions pour la jeunesse, La Mariée rouge par Jean-Pierre Bastid, Histoire d'ombres par Denys Granier-Deferre, Les Endetteurs (sous le titre Crédit-Bonheur) par Luc Béraud, Hôpital souterrain par Serge Meynard.

Voici dirais-je pour la présentation officielle, et avant de passer à l’entretien proprement dit je voudrais signaler que La Mariée rouge entame de nouvelles noces sous le label des éditions de La Chapelle ainsi que La Chasse au merle et Pleure pas sur ton biniou (réédition de La petite fille et le pêcheur). D’autres romans suivront mais procédons maintenant à l’entretien proprement dit, réalisé, modernisme oblige par mails.

 

Ton premier roman, La mariée rouge, a débuté la collection Engrenage chez jaouen2Jean Goujon. Comment as-tu appris le démarrage de cette collection ?

J'ai eu beaucoup de chance. Potache, j'avais commis deux romans, refusés par tous les éditeurs, ce qui m'avait décidé à ne plus toucher ma machine à écrire. Pendant les années suivantes, absorbé par des études de droit et d'économie, je n'ai plus écrit une ligne. Et puis j'ai découvert, tardivement, le roman noir américain. Une révélation. Qui m'a inspiré, quelques années plus tard, cette Mariée rouge. Je l'ai adressé à la Série Noire, où j'ai eu affaire à Soulat et Mounier. Ils ne l'ont ni refusé, ni accepté, et m'ont demandé de passer les voir. J'ai rencontré Mounier à plusieurs reprises. On allait boire un pot au bistrot d’à côté, Mounier me répétait qu'il se demandait si la Série Noire était prête à publier un tel bouquin, voulait attendre. Cette situation a duré entre six mois et un an. Et puis un beau jour, je lis une annonce dans Le Monde des Livres : Alex Varoux recherchait des manuscrits de romans policiers actuels (l'adjectif a fait tilt) pour le lancement d'une nouvelle collection. Je lui ai adressé mon manuscrit, quelques jours après il l'acceptait et, au moment du lancement de la collection, décidait de le publier en numéro un.

 

Ce roman a eu une carrière exceptionnelle pour un premier roman puisqu'il a été réédité à plusieurs reprises. L'as-tu retravaillé ou l'as-tu laissé tel quel lors de ces différentes rééditions ?

Au départ, Alex Varoux m'a conseillé de faire quelques retouches et de rajouter un chapitre. Ensuite, lors des différentes rééditions, à part peut-être la correction de quelques fautes ici et là, il a été publié tel quel. Je crois que c'est ce qu'il faut faire. Un bouquin naît d’une époque, d’un contexte social, d’un état d'esprit de l'auteur, il ne faut plus y toucher. Et tant pis si vingt ans après quelques faiblesses apparaissent. Elles appartiennent au livre. Et j’ajouterai qu’Hélène Amalric l’a inclus dans son recensement des 100 polars incontournables publiés depuis la création du genre dans son ouvrage édité chez Librio.

 

C'est un autre de tes romans, Quai de la fosse, qui a été choisi pour débuter la nouvelle collection Engrenage au Fleuve Noir. T'y attendais-tu ?

Non. D'autant que la carrière de ce roman a très mal démarré. Alex Varoux l'a détesté. Ça m'a complètement déconcerté. J'avais l'impression d'avoir mieux travaillé et voilà qu'on me refusait le texte. J'ai adressé des photocopies à Michel Lebrun et François Guérif pour avoir leur avis. Ils ne comprenaient pas non plus le refus de Varoux. Environ six mois plus tard, Caroline Camara est venue codiriger la collection. Elle avait appris que j'avais un manuscrit en souffrance, m'a appelé, a lu, a accepté le bouquin et c'est elle qui a convaincu le Fleuve Noir de me publier en numéro un de cette nouvelle version de la collection. Nouvelle chance, encore, puisque le Fleuve a beaucoup communiqué pour relancer la collection. Le succès a été assez foudroyant. Avant même d'avoir le prix du Suspense 1982, le livre s'est vendu à 38 000 exemplaires. Vraiment. Pas du baratin d'éditeur. Le Fleuve m'a payé les droits sur 38 000. En plus, le livre a été acheté par un club du livre, puis traduit en allemand et publié dans une collection de poche assez prestigieuse outre-Rhin, je crois. On a là l’illustration des splendeurs et misères de l'écriture.

 

Les titres s’enchaînent, la carrière s’annonce prometteuse, pourtant un de tes romans est édité dans la collection Spécial Police sous le pseudonyme de Michaël Ennis. Pourquoi avoir changé de nom ?

J’avais écrit ce bouquin pour Engrenage. Caroline Camara l’a jugé un peu faible, trop classique (et elle avait raison), par rapport à mes livres précédents. Patrick Siry m’a proposé de le prendre en Spécial Police et d’un commun accord on a décidé que je le signerai d’un pseudonyme pour qu’il n’y ait as de confusion entre ma production néopolar et une éventuelle future carrière de Mikael Ennis en Spécial Police. Carrière qui s’est arrêtée là. J’ai eu envie d’écrire autre chose.

 

Tu as écrit deux romans de SF sous le pseudonyme de Michael Clifden. Pourquoi ne pas avoir renouvelé l'expérience ? (Petit aparté du scripteur de cet entretien : Ennis et Clifden sont les noms de deux villages irlandais. Logique, non !)

La genèse de ces deux romans est marrante. Rappelons qu'à l'époque la collection Anticipation du Fleuve marchait très fort. Un jour Patrick Siry m'appelle pour me dire que certains auteurs n'avaient pas rendu leur copie et que le Fleuve allait manquer. Il me demande d'en écrire. Je lui dis que je n'y connaissais absolument rien (et c'est toujours vrai). Il me répond, bah, c'est comme un polar, sauf que ça se passe dans le futur. Il m'en adresse une vingtaine et je me dis ma foi, pourquoi pas, ça paiera toujours mes vacances en Irlande. J'écris le premier en 9 jours, il est publié, se vend à 22 000 exemplaires. En écrivant le second, j'ai été pris de remords. C'était trop facile, presque indécent. J'ai tué mes personnages. Et j'ai reçu des lettres de lecteurs désespérés.

 

jaouen4Tu as écrit aussi un roman érotique Les douze chambres de Monsieur Hannibal. Est-ce un seul essai comme pour la SF ?

Oui. Je l’ai écrit pour me faire plaisir, et faire plaisir aux lecteurs, du moins j’espère. J'avais le sujet dans mes tiroirs depuis plus de dix ans. C'est l’histoire, vraie, d'un couple marié vers 1920 et qui n’a jamais pu consommer parce que la dame avait un hymen réfractaire. Le mari, peintre amateur, passa toute sa vie à compenser le défaut d’union charnelle en peignant son épouse, à tous les âges. Des dizaines et des dizaines de tableaux. Belle histoire, non ? Qu'on pouvait traiter de différentes manières, à partir de la question cruciale : avaient-ils eu néanmoins une vie sexuelle ? J'ai choisi le roman érotique pour répondre à cette question. Impossible de dire aujourd'hui' si j'en écrirai un autre un jour.

 

Ta profession de banquier, tu l'as décrite, ainsi que ton militantisme syndical.jaouen10 Cela t'a-t-il attiré des inimitiés ?

Là on n'est plus dans la recherche d'un décor mais dans le domaine de la dénonciation. J'ai effectivement, à trois reprises, utilisé mon expérience de la banque pour dénoncer un système qui écrase l'individu. On retrouve ici le volet “ social ” du roman noir. Le premier, Le crime du syndicat, m'a valu l’inimitié de quelques petits esprits. Je veux parler de mon directeur du personnel et de cadres minables qui se sont sentis visés, certains à juste titre, d’ailleurs. Ils ont essayé de me dégommer, de provoquer la faute professionnelle, sans succès. A un plus haut niveau, les gens ont semblé avoir plus d’humour et être plus tolérants. Ou intrigués. Peu de temps après avoir publié Les Endetteurs - je n'étais plus à la banque - un samedi soir j'ai reçu un coup de fil du président d’une des plus grandes banques françaises. Il venait de terminer mon livre et se déclarait extrêmement troublé. Il voulait savoir si je m’étais vraiment inspiré d’une réalité. Plutôt positif, non, qu’un bouquin ait amené un grand financier à réfléchir sur les méthodes utilisées par ses troupes ? Cela dit, ça n’a rien changé.

 

Décris-tu certains de tes avatars de voyage comme le club de vacances en Turquie dans L'Allumeuse d'étoiles ?

Ça peut arriver. Mais dans le cas de L'Allumeuse d'étoiles, c'était prémédité. Pour la deuxième partie du livre j'avais besoin de quelque chose de bien craignos. J'ai donc examiné différentes brochures de tours opérateurs et choisi le club de vacances qui me semblait le pire. Et j’ai gagné. L’endroit était tel que je l’ai décrit dans le roman. Un véritable enfer. Je n’aurais pas pu mieux tomber... sur le plan recherche de décor. Séjour de vacances, c’est autre chose. Ceci dit, même en enfer on peut trouver son petit coin de paradis. Je l’ai également mis dans le roman : un petit bistrot, à l'extérieur du camp, où nous avons passé toutes nos soirées.

 

Pour quels bébés vont ta préférence : écriture, thème...

J’ai une préférence pour les deux bébés dont l'accouchement a été le plus difficile. Le fils du facteur américain, publié par Olivier Cohen chez Payot, m’a demandé un gros travail d’écriture. Mal récompensé puisque sur le plan commercial ça a été un bide. Mais bon, je ne regrette rien. Ce livre existe et peut-être que dans quelques années il sera redécouvert. Le thème me semblait porteur, expressif de notre époque : un cadre de banque, Martin, prend une année sabbatique pour construire un mur autour de chez lui... et finit par s'enfermer à l'intérieur de ce mur. Une métaphore de l’écrivain, aussi, sans doute. Le problème, c’est la construction en abîme. En fait, il y a deux Martin : l’un qui vit réellement, l’autre qui s'enferme dans sa tête. Le lecteur ne sait plus très bien qui est qui. C'était voulu, bien entendu, mais ça a découragé plus d'un lecteur. Le bouche à oreille a été très défavorable. Le deuxième bébé, c'est L'Adieu aux îles, également édité par Olivier Cohen, mais chez Mazarine. Gros travail d’écriture, aussi, sur un thème très roman noir : à petit feu, la destruction d’une femme formidable par un salaud qui va la mener au suicide. Là, j’ai été mieux récompensé. Ce bouquin m’a valu d'être invité à Apostrophes et a été très vite épuisé. Il est aujourd'hui disponible en Folio. Anecdote signifiante à propos de l’effet Apostrophes : le lundi matin mon directeur, à la banque, m'a convoqué dans son bureau pour ... me faire dédicacer un certain nombre de mes polars dont il ne m'avait jamais dit un mot auparavant. Invité par Pivot, j'étais devenu quelqu’un d’honorable !

 

A propos de bébés, tu as écrit des ouvrages pour la jeunesse. Est-ce plus difficile que des romans pour adultes ?

Oui, c’est plus difficile. Je suis très humble face aux auteurs “ jeunesse ”. A tel point que lorsque Perigot m'a demandé de participer à l'aventure Souris Noire chez Syros, j'ai d'abord dit non. Je ne voyais pas du tout comment on pouvait écrire pour des 7/8 ans. La plus jeune de mes filles, qui avait cet âge-là, m'a poussé à accepter. J'ai donc écrit Le monstre du lac Noir, depuis un best-seller des écoles primaires. Ensuite, à chaque fois que j'ai écrit pour la jeunesse, ça a été à la suite de sollicitations qui sont venues à point nommé. Mes filles grandissaient, j'avais des sujets à observer... Syros, encore, pour Souris Noire Plus. Gallimard, pour la collection Page Blanche. Là, il se trouve que j'avais un projet dans mes tiroirs, que je pouvais traiter en “ adulte ”. Je l'ai adapté pour cette collection, ce que je ne regrette pas, car Le Cahier noir est devenu un best-seller des collèges que Gallimard ne cesse de réimprimer. Mon dernier, Mamie-Mémoire, chez Gallimard, aussi, c'est autre chose. C'est un bouquin que j'ai écrit pour Denoël, qui l'a accepté tout de suite. Là-dessus, Denoël a changé de patron et le successeur n'en a pas voulu. Je l'ai donc donné à Jean-Philippe Arrou-Vignod, qui l'a publié avec enthousiasme. Rien à regretter là non plus. Le bouquin marche très fort en jeunesse et il est lu par de nombreuses “ grandes personnes ”. Preuve que la frontière est étroite, aujourd'hui, entre la littérature pour ados et la littérature “ adulte ”. En outre Mamie Mémoire a été adapté au théâtre par le Théâtre des Chimères de Biarritz, en français, espagnol et basque, avec succès. On en est à la 100ème représentation de l'adaptation en français et le livre a été traduit en une dizaine de langues.

Pour revenir à la difficulté, oui, c'est plus délicat à écrire, parce que tu ne peux pas te “ lâcher ” complètement. Il s'agit de respecter ton jeune lectorat. Lui permettre de s'identifier sans brider son imaginaire. Ne pas lui donner de la soupe à lire mais ne pas aller trop loin dans l'écriture. Rester accessible. Quand ça marche c'est formidable. Remarque, ce public-là est impitoyable. C'est avec la même franchise que les gamins te disent qu'ils ont adoré ton bouquin aussi bien quels te disent franco qu'ils l'ont trouvé nul.

 

Dans Combien je vous doigt, le récit pourrait être assimilé à une parabole et les personnages sont symbolisés nominativement par des animaux. Comment c’est passé le travail avec le dessinateur ?

Ce livre est né " à l’envers ", par le siège, si l’on peut dire. Les dessins ont précédéjaouen6 le texte. A la suite d’une succession de hasards. Hasard que Frédérique Guillard, des éditions Nathan, ait fait ses études à Quimper, qu’elle connaisse mes livres et qu’elle ait envie de travailler avec moi. Hasard encore, elle reçoit d’un tout jeune homme, Hugues Micol, ces très belles aquarelles accompagnées d’un court texte “ première lecture ” qui ne peut pas convenir. Elle m’envoie les dessins, me demande s’ils m’inspirent, c’est le cas, et voilà. J’ai bâti cette parabole, ce petit roman noir dont les enseignants peuvent faire tirer la morale à leurs élèves tout en les distrayant, à partir des personnages-animaux inventés par Hugues Micol. Une fois le texte écrit, il a réalisé quelques dessins supplémentaires. On est tous les deux très fiers du résultat.

 

Dans Singes d’homme tu reprends des personnages et le thème de La chasse au merle. Ce roman t a t-il marqué au point de le retravailler pour des adolescents ?

Ce livre est la suite logique de ma collaboration avec Frédérique Guillard. Elle voulait absolument que je lui écrive un Lune Noire et je n’avais pas ni le temps ni le désir d’écrire un inédit. Je lui ai proposé de réaliser une adaptation “ jeunesse ” de La chasse au merle. Pourquoi ce livre ? Parce qu’il me semblait le plus adapté à ce genre d’exercice. En outre, à tort ou à raison, j’estime qu’une réflexion, sinon une morale, doit se dégager d’un livre pour la jeunesse. Ici, j’essaie de faire comprendre aux jeunes lecteurs que le racisme ne date d’hier et que le problème des " banlieues " existait déjà dans les esprits, à la périphérie des villes, il y a quarante ans.

 

L’adieu aux îles marque un tournant dans ta carrière, tout comme Le fils du facteur américain. Le narrateur se conduit un peu en caméra qui regarde les évènements se dérouler sans devenir le personnage principal. L’accent est mis sur la lente déchéance morale d’une femme harcelée par son mari. Et elle essaie de s’en sortir en se remémorant son enfance à Saint Pierre et Miquelon. As-tu visité ce territoire d’outre-mer ou as-tu construit ton décor à partir de documents ? Il s’agit d’une exploration intimiste vue de l’extérieur, et as-tu pris un modèle pour écrire ce roman ? Insidieusement ce roman se tourne déjà vers ce que l’on appelle la littérature générale ou blanche, quoique possédant toujours un fond noir. Un livre ambitieux comme par exemple celui de David Goodis La blonde au coin de la rue qui se démarquait de sa production noire et policière. Le besoin déjà de se dépêtrer d’un carcan, d’une étiquette, ou de démontrer d’autres possibilités ?

Oui, ce livre marque un vrai tournant dans ma carrière. Et si je l’ai écrit, c’est grâce à Olivier Cohen. A l’époque (1984/85), il dirigeait les éditions Mazarine, une espèce de “ laboratoire de recherche ” que lui avait confié Claude Durand, P-D.G de Fayard. Olivier Cohen, que je ne connaissais pas, suivait ma production et peu après la parution du Crime du syndicat, il m’a téléphoné pour me dire qu’il me sentait capable d’écrire " autre chose ", des livres qui ne soient pas des romans noirs, plus ambitieux sur le plan de l’écriture. Son coup de fil tombait doublement à pic. D’une part, oui, je commençais déjà à ressentir le danger d’être étiqueté “ polardeux ”, d’être rejeté au-delà d’une frontière où, je le constatais, du moins en province, était qualifié “ d’écrivain ” ou se prétendait tel le moindre plumitif publié à compte d’auteur. Désagréable, non seulement pour l’ego – il a vieilli depuis – mais encore pour tous les grands auteurs de romans noirs que j’admire. D’autre part, effectivement, j’avais en projet de mêler dans un roman une expérience douloureuse et le passé familial de ma femme. L’expérience douloureuse : j’ai assisté, sans bien le comprendre, d’où de terribles remords, à la plongée dans la dépression, à la descente aux enfers d’une femme merveilleuse détruite par un salaud. J’avais envie de décrire ça et l’idée m’était venue de donner à cette femme, pour faire contraste avec son présent dégueulasse, un passé idyllique à Saint-Pierre-et-Miquelon où le père de ma femme est né dans une famille d’ascendance irlandaise. Je n’y suis pas allé – nous irons un jour –, je me suis contenté d’interviewer, longuement, la tante de mon épouse. Avec succès, semble-t-il, car à Saint-Pierre les gens se sont demandés quel type ayant vécu dans l’île se dissimulait sous le pseudonyme de Jaouen. Revenons à Olivier Cohen. Revenons au projet. Je savais qu’il me faudrait au moins un an pour écrire un tel bouquin. Et je n’avais pas les moyens de consacrer une année à l’écriture d’un livre. Ces moyens, après la rédaction de trois au quatre pages d’argument, Olivier Cohen me les a donnés. Les éditions Mazarine m’ont mensualisé pendant un an. Il y avait là quelque chose de mirifique. J’ai écrit tranquillement, comme je l’ai déjà dit Pivot m’a invité à Apostrophes, cet Adieu aux îles a été un succès pour Olivier Cohen comme pour moi. Et le bouquin est aujourd’hui encore en librairie, dans la collection Folio. Finalement, je me dis que depuis mes débuts j’ai toujours eu beaucoup de chance : coups de fil au bon moment, sollicitations qui coïncident avec mes propres désirs…Je dois être né sous une bonne étoile.

 

jaouen8Le thème central de Que ma terre demeure, et au delà du roman noir d'Anna qui est à la recherche sinon d'une identité du moins d'un point d'ancrage et de ses désarrois, m'a profondément marqué. Il s'agit d'un réquisitoire san concession d'une forme d'agriculture qui ne répond qu'au seul critère de rentabilité. S'agissait-il au départ d'un roman noir axé sur Anna ou d'une violente diatribe sur le modernisme agricole, modernisme que tu condamnes au même titre que José Bové, mais avec ta plume ?

A l’origine de ce roman il y a un synopsis de téléfilm que m’avait commandé, il y a environ 5 ans, un producteur intrigué par ce qu’il lisait dans la presse à propos des problèmes de pollution en Bretagne. On lui avait dit que j’étais le seul à pouvoir écrire quelque chose là-dessus. On s’est entendus tout de suite car moi aussi, j’avais envie de parler de ce problème. J’ai écrit le gros synopsis de ce qui devait être le " feuilleton de l’été ", en quatre, voire six épisodes de 90 mn. Forcément, outre la dénonciation du productivisme agricole et du “ tout cochon ”, il a fallu glisser pas mal d’ingrédients télé-feuilletonnesques. Le producteur n’a pas réussi à monter l’affaire. Trop polémique pour TF1, trop terroir pour F2, histoire jugée trop proche d’autres histoires pour F3. Prudent comme à mon habitude, je m’étais garanti la propriété du sujet, avec l’intention d’en faire un roman, plus tard, au cas où le téléfilm ne se ferait pas. Début 1999, nouvelle sollicitation du hasard. Jeannine Balland, une dame fort charmante que je ne connaissais pas, m’appelle pour me demander si ça m’intéressait d’écrire un roman dans sa collection "Terres de France" aux Presses de la Cité. Pourquoi pas, puisque j’avais le sujet ? On traite et je me mets à écrire le livre plus tôt que prévu. J’en suis d’autant plus heureux que je vais pouvoir me débarrasser du " gras " télévisuel et y mettre beaucoup plus de mes propres sentiments.

 

L'hommage que tu rends à ta famille et au monde agricole est-il le seul enjeu dans ce roman ?

Depuis longtemps j’avais envie d’utiliser mes souvenirs d’une enfance partagée entre la ville et la campagne. La ville où mes parents, anciens journaliers agricoles, étaient installés. La campagne où la majorité de mes oncles et tantes étaient restés fermiers. Presque tous les week-ends, mes parents allaient donner un coup de main aux uns et aux autres. J'ai donc connu tout ce qu’un petit garçon de la campagne peut connaître. En outre, bien que citadins, mes parents sont demeurés des " terriens ", d’autant que derrière chez nous il y avait une ferme (époque où la ville commençait d’avaler la campagne, c’est le décor de La chasse au merle) jaouen9où mon père, cheminot, allait échanger des journées de travail (coupe du bois sur les talus, aide aux moissons) contre des journées de cheval, un cheval nommé Baptiste dont il avait besoin de temps en temps, pour charroyer de la terre, rentrer son cidre et son bois.

J’habite en pleine campagne. Je suis resté très attaché à la terre, et en particulier par deux liens : la pêche et la chasse qui m’ont permis de constater au fil des années les effets destructeurs du modèle agricole breton. En trente ans, exit les truites et les saumons, exit les perdrix, les bécassines et les lièvres. A la place, de la terre épuisée et de l’eau polluée par les élevages porcins (3 millions de Bretons, 12 millions de cochons officiels plus sans doute 1 ou 2 millions de clandestins se partagent 8% du territoire français). Mon but, tu l’as bien senti, était dans ce roman de dénoncer cette dérive. Plus généralement, tu constateras que j’aime bien dénoncer dans mes livres. Je suis à l’aise quand j’écris contre. Contre l’armée, contre la banque, contre le surendettement, contre la connerie humaine. Sache que dans cette dénonciation j’ai retenu ma plume. J’avais réuni un volumineux dossier de documents sur la pollution. J’en ai utilisé un millième. Parce qu’il ne s’agissait pas d’écrire un essai. Il s’agissait de faire passer un message de manière rusée. Dans un roman. D’où la recherche d’une intrigue qui tire vers le roman noir, comment s’en étonner, de ma part ? Une intrigue simple, “ tragique ”, “ western ”, qui fonctionne depuis la nuit des temps : combat du bien contre le mal (mais je me suis gardé de sombrer dans le manichéisme), faible contre fort, pauvre contre nanti. En n’ayant pas peur des symboles : entre la ferme du puissant et celle de la jeune veuve, un ravin au fond duquel coule une rivière – symbole déjà présent dans Le Fossé où au lieu d’un ravin c’est une quatre-voies urbaine qui sépare les beaux quartiers des banlieues à problèmes. Comme toi, comme nous tous amateurs de polars, je suis persuadé que le roman noir est le meilleur vecteur de la dénonciation. C’est un truisme de le dire à propos des premiers romans noirs américains, auxquels on peut associer, entre autres, non seulement les romans de Steinbeck et de Caldwell, mais aussi ceux de Zola. Il semble que j’aie réussi ce roman. Sans doute à cause de mon enfance. De mes grands-parents, pauvres métayers, des deux côtés. La chair des personnages, je l’avais en moi. Pour résumer, on pourrait donc dire de Que ma terre demeure que c’est un roman où l’auteur de romans noirs exerce un art qu’il a appris à maîtriser, et dans lequel l’écologiste s’avance masqué.

A suivre...

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Lectures de l'Oncle Paul
  • : Bienvenue dans la petite revue de la littérature populaire d'avant-hier et d'hier. Chroniques de livres, portraits et entretiens, descriptions de personnages et de collections, de quoi ravir tout amateur curieux de cette forme littéraire parfois délaissée, à tort. Ce tableau a été réalisé par mon ami Roland Sadaune, artiste peintre, romancier, nouvelliste et cinéphile averti. Un grand merci à lui !
  • Contact

Recherche

Sites et bons coins remarquables