Suite et fin de l'entretien avec Hervé Jaouen dont vous pouvez retrouver le début ICI
Les relations entre banquiers, assureurs, coopératives, et autres intervenants ne sont plus ce qu'elles étaient. Crois-tu que ce roman s'inscrira comme celui d'un visionnaire ou celui d'un homme de bon sens que suivront d'autres hommes que l'agriculture intensive débecte ?
Roman visionnaire ? Tout ce que je raconte à propos du modèle agricole breton, l’association Eau et Rivières de Bretagne, dont je suis adhérent depuis très longtemps, le dénonçait il y a vingt ans déjà. Annonçait, il y a vingt ans, le taux de nitrates et de pesticides que l’on trouve aujourd’hui dans les cours d’eau. En revanche, j’ai la faiblesse, ou la vanité, de croire que mon bouquin a ouvert les yeux à certains. Je sais qu’il a été abondamment commenté. Je sais que des esprits obtus y ont vu une sorte de trahison : pensez donc, casser l’image idyllique du bocage breton ! Il n’empêche que ce livre est tombé à point nommé, je crois. Un roman, c’est autre chose que des articles de journaux ou des essais savants. C’est une façon de dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. C’est un miroir que l’on tend aux responsables et dans lequel ils sont obligés de se regarder. Dans lequel ils savent que les lecteurs les regardent et les voient tels qu’ils sont. Hasard ou influence non mesurable de mon livre ? Depuis sa parution, les structures de “ reconquête de la qualité de l’eau ” se multiplient. Les consommateurs se tournent vers le bio. Les exploitants agricoles adoptent un profil bas. Les plus intelligents changent de méthodes. Les lois tendent à être appliquées. Exemple : l’hiver dernier, suite à un décret, la plupart des terres qu’autrefois on laissait nues après l’ensilage des maïs, ont été semées en graminées, de manière à éviter le ruissellement. Autre exemple, événement considérable : en 2000, pour la première fois dans l’histoire du monde agricole breton, le préfet du Finistère a envoyé la gendarmerie saisir et expédier à l’abattoir des centaines de porcs en excédent (par rapport aux autorisations de 1994) dans un élevage qui jusque-là se foutait des contrôles, mises en demeure et amendes symboliques. A sa parutionQue ma terre demeure n’était donc pas un roman visionnaire mais d’anticipation. De légère anticipation.
Tu as des passions, comme tout un chacun. La pêche, l'Irlande, entre autres. C'est ainsi que tu en parles dans certains de tes romans, mais sans forcer la dose. Est-ce difficile de se canaliser ?
Un écrivain a besoin d'un décor, pour ses intrigues. Ses propres passions peuvent appartenir à ce décor. Ce n'est pas difficile de se canaliser dans la mesure où ce sont les idées qui viennent à moi et non l’inverse. Je veux dire par là que je ne me dis pas tiens je suis pêcheur à la ligne, trouvons un moyen d’utiliser la chose dans un bouquin. Par exemple, pour Histoire d'ombres, qui se passe dans le milieu de la pêche à la mouche, c'est un séjour de pêche au bord du Doubs, ainsi que des personnages que j'ai rencontrés, qui m'ont donné l’idée du livre. Je ne suis pas allé à la pêche au bord du Doubs pour chercher une idée. De même pour l'Irlande et Connemara Queen. Je ne suis pas allé voir des courses de lévriers pour en faire l'arrière-plan d’une intrigue. C'est parce que je connaissais l'Irlande que Tito Topin, un jour, m'a demandé un synopsis pour une collection de téléfilms sur le thème du jeu. Lesdits téléfilms n'ayant pas vu le jour, j'ai écrit un roman à partir du synopsis. Et, le gag, c'est que depuis 1990 le roman n'a pratiquement jamais cessé d'être sous option pour le cinéma.
Pourquoi n’as-tu jamais utilisé de personnages récurrents ?
J’ai l’impression que cela m’aurait ennuyé. Comme on peut le voir, j’ai toujours essayé d’écrire un livre différent et parfois très différent pour ne pas dire aux antipodes du précédent, à chaque fois. Je crois qu’un personnage récurrent m’aurait privé de cette liberté. Et j’ai toujours eu peur d’entrer dans un système. C’est pourquoi, d’ailleurs, je me suis toujours arrangé pour ne pas être obligé d’écrire pour gagner ma vie.
Tu préfères, je crois, l’appellation roman noir à celle de littérature policière. Pourquoi ?
Vaste débat ! Nous autres, les initiés, savons faire la différence entre roman à énigme, thriller, roman criminel et roman noir. Pas le grand public, ni les journalistes, souvent, non plus. C'est pourquoi j'aime bien parler de roman noir. On voit les sourcils se froncer... Une occasion pour moi d’expliquer qu’on ne peut pas mettre dans le même panier les chefs-d’œuvre du... roman noir, SAS, et, par exemple, ces petits polars à énigme qu'on voit fleurir en Bretagne, où il y a très peu d’énigme et d’interminables descriptions dans le style brochures d'offices du tourisme. Ai-je raison ? Ai-je tort ? Mystère. En tout cas, je vois un avantage à pinailler : amener des gens qui rejettent en bloc la littérature policière à s’apercevoir qu’ils ont lu, et aimé, des romans noirs, des polars sans le savoir.
Te sens-tu toujours intégré dans la famille des polardeux ou as-tu intégré celle des romanciers Fédéralistes.
Je me sens toujours de la famille des polardeux, même si nos liens se sont un peu distendus. Par manque de temps, je ne fréquente plus guère les manifestations autour du polar. Je ne fréquente d'ailleurs pas plus les fêtes du livre, hormis quelques endroits où j'ai mes habitudes (Saint-Malo, Le Mans). Mon petit problème, sans doute, c'est que je navigue sur tous les genres. J'écrirai encore du roman noir j’ai un beau sujet en tête depuis plusieurs années), mais pour l'instant j’ai envie d'écrire autre chose. En fait, c'est la notion de plaisir qui prédomine. J'écris ce qui me plaît au moment où ça me plaît. Et peu importe que ce soit du polar, du roman ou des notes de voyage. Il en va de même pour mes lectures.
Tu es directeur de collection aux éditions Ouest-France. Comment concilies-tu tes deux activités ?
Facilement, pour plusieurs raisons. D'abord, parce que la collection de littérature générale - Latitude Ouest - que j'ai convaincu les éditions Ouest-France de créer publie peu d'ouvrages. Trois, quatre voire cinq par an. Ensuite, parce que la plupart des manuscrits parviennent à Rennes où ils font l'objet d'un premier tri et que seuls les plus intéressants me sont adressés, qui s'ajoutent à ceux que je reçois directement. En tout, ça me fait une vingtaine de manuscrits à lire par an.
J'ai un peu plus de mal à concilier une autre de mes activités : la chronique hebdomadaire que je donne chaque lundi - mes croquis du lundi - au Télégramme de Brest. Une sacrée discipline. Il m'arrive de donner mon papier à l'heure limite, le dimanche après-midi. Mais j'aime ça, et c'est très lu. Les gens m'en parlent souvent, dans la semaine.
As-tu participé à l’écriture de scénarios ?
Oui. J'ai participé à J'adaptation de certains de mes romans, comme conseiller à l'adaptation: La mariée rouge, Le crime du syndicat (qui n'a jamais été tourné), Histoire d'ombres. J'ai participé à l'aventure des premiers Navarro. Il m'est arrivé de vendre des sujets sans vouloir les développer, soit parce que je n'avais pas le temps, soit parce que ça ne m'intéressait pas vraiment. Depuis trois ou quatre ans je suis sollicité pour des scénarios originaux. C'est comme ça que j'ai écrit un téléfilm, Gardiens de la mer, pilote d’une éventuelle série, qui a été tourné en automne 2000 et qu'on devrait voir en 2002 sur France3. Le producteur vient de me commander un deuxième épisode. Un autre de mes scénars va être tourné en mai prochain, toujours pour France3, par Serge Meynard. Ce scénario est de la même eau que Crédit-Bonheur, tourné par Luc Béraud d’après Les Endetteurs. J'y exploite mes connaissances économico-financières. Je travaille en ce moment sur un autre sujet qui, si tout se passe bien, sera tourné en 2003.
Comment écris-tu ? T'astreins-tu à écrire régulièrement, quotidiennement ? Accouches-tu dans la douleur ? Travailles-tu plus que lorsque tu étais employé de banque ? Appliques-tu à toi-même les 35 heures et qu’est-ce que tu en penses ?
Je suis discipliné. J'ai des horaires de fonctionnaire : 8 heures 30, midi, 13 heures, 17 heures, cinq jours sur sept. Avec très souvent des heures supplémentaires, après dîner, le samedi et le dimanche matin. Il y a des jours avec et des jours sans. Même les jours sans je m'astreins à bosser car j’ai remarqué qu'il en sort toujours quelque chose, ne serait-ce qu'une demi-page. Accoucher dans la douleur ? Pas vraiment. Plutôt que de douleur je préfère parler de fatigue. Il y a des pages qui tirent plus sur le bonhomme que d'autres. Le pire, ce sont les moments de doute. Se demander si on ne fait pas fausse route, si on arrivera au bout du livre. Par bonheur, ces moments-là ne durent jamais très longtemps. Le meilleur moyen de les évacuer c'est de bosser. Et je bosse, effectivement plus que lorsque j'étais employé de banque. Mais tu connais la différence entre travail contraint et travail non contraint. Ecrire n'est pas vraiment un travail, comme tous les métiers de la création. Tu te fais plaisir en même temps. Or, il est difficile de se faire plaisir en exerçant le métier d'employé de banque. Employés de banque qui sont aujourd'hui aux 35 heures. Qu'est-ce que j'en pense ? Que tout ça me paraît bien loin, que je ne suis pas sûr que tout le monde les veuille (pour jouir des loisirs que ça laisse encore faut-il en avoir les moyens) et qu'on se passerait bien des coups de téléphone intempestifs le samedi et le dimanche, à la maison. Ma femme est une sorte de DRH dans une clinique où elle gère un effectif de 200 personnes. Depuis qu'elle a mis en place les 35 heures, elle en fait 50 ou 60 et a quelque chose comme six mois de congés et RTT à récupérer, qu'elle ne peut pas récupérer. Le bonheur des uns, etc.
L'Irlande est comme une seconde patrie puisque tu as publié des ouvrages de découvertes, des sortes de mémoire. Es-tu traduit là-bas ?
Ma femme et moi adorons l'Irlande - la dernière terre habitable d'Europe, comme le dit si bien Michel Déon - et on serait bien allés y habiter si ça n'avait pas posé un tas de problèmes : le boulot de ma femme, la scolarité des gosses, mes parents âgés, etc. On a trouvé un moyen terme : on y va le plus souvent possible. Ce qui m'a amené à écrire des notes de voyage, Journal d’Irlande, Chroniques irlandaises et La cocaïne des tourbières que les éditions Ouest-France viennent de reprendre en poche. Je dois dire que cette trilogie a fait autant pour ma notoriété que mes polars, en donnant de moi une autre image, ce que je voulais, d'ailleurs. Quant à être traduit en anglais, c'est presque impossible. Le monde anglophone a une telle production qu'il n'a guère besoin de nous, auteurs continentaux. Ça a toujours été ainsi, malgré les efforts développés par les éditeurs français ou les institutions françaises à l'étranger. Connemara Queen a été traduit en anglais, par une étudiante anglaise dans le cadre d'une maîtrise de traductologie. J'ai fait lire la traduction à un agent anglais et à un agent américain. Ils l'ont trouvée bonne, voire excellente, côté américain. Malgré cela, ils n'ont pas pu la placer. Pourquoi ? Parce que, m'a dit l'agent américain en question, la plupart des éditeurs n'achètent pas un livre mais un auteur. Auteur qui doit être présent, dont on doit pouvoir vendre l'image. Heureusement que nous n'en sommes pas encore là, en France.
La cocaïne des tourbières, dont je précise qu’il s’agit d’une titre à double sens, puisqu’il peut aussi bien signifier que l’Irlande est une drogue et que les gaz qui se dégagent des tourbières produisent des effets similaires à cet alcaloïde, est un agréable patchwork de souvenirs, d’impressions, de petits faits divers, sur la pêche bien entendu mais également sur le mode de vie des Irlandais. Te promènes-tu toujours avec un petit carnet pour noter au fur et à mesure ces chroniques, même si après coup elles ne se semblent pas intéressantes à retranscrire ? Les touristes français ne se montrent guère à leur avantage. Un problème de civisme ? En France bon nombre de nos concitoyens reprochent aux touristes britanniques de ne pas s’adapter ne serait-ce qu’à notre langue et de ne pas faire d’efforts. Le ressens-tu comme tel et fais-tu des comparaisons entre l’attitude des Français à l’étranger et des étrangers (touristes) en France ?
Peu après L’Adieu aux îles j’ai écrit la première mouture de Journal d’Irlande. Toujours avec dans l’idée de brouiller les pistes, de m’éloigner du polar, pour mieux y revenir un peu plus tard avec Coup de chaleur, Histoires d’ombres, Hôpital souterrain, entre autres. Certains lecteurs ont été déconcertés, mais la plupart ont compris très vite que je tenais à ma liberté d’inspiration, que je ne me cantonnerais pas dans un genre. Michel Lebrun, dans sa préface à Toutes les couleurs du noir, a merveilleusement exprimé cela en me qualifiant de " Monsieur Plus… écrivain doué de diversité… grand pervers qui se complaît à défier l’analyse, refuser les étiquettes, affiner sans cesse un talent original…romancier ou missile à têtes multiples… " Rien n’aurait pu me faire plus plaisir, surtout venant de Michel Lebrun. Quand j’ai lu ça, j’ai su que c’en était fini pour moi du débat, intérieur ou extérieur, entre littérature blanche/noire (tiens, à propos, le blanc et le noir sous les deux couleurs du drapeau breton !), polar/pas polar, continuons d’écrire, point.
La cocaïne des tourbières est le troisième et le dernier volume de ma trilogie irlandaise. D’ailleurs, pour que je ne sois pas tenté de continuer, les trois bouquins viennent de paraître en poche. Et sous coffret. Une façon bien "physique" de montrer qu’ils forment un tout définitif. Ils sont bouclés à l’intérieur de ce coffret. L’année dernière, pour la première fois, en Irlande je n’avais pas un carnet dans la poche. Oui, pendant quelque vingt ans, j’ai pris des notes. Mais peu. Je l’explique dans un avant-propos, aux Chroniques je crois. Je n’ai noté, pour écrire ces trois livres, que des choses dont il me serait difficile de me souvenir exactement – par exemple des jeux de mots et des histoires drôles, des métaphores ou des images qu’on est incapable de retrouver après. Il se trouve que ma mémoire ne m’a jamais fait défaut, au moment de rédiger. Au contraire, l’Irlande exerce une telle influence sur moi que quelques mots notés ont toujours suffi à me remettre en mémoire toute une scène, d’une ou de plusieurs pages. Je crois qu’il y a un mot en psychologie, pour traduire ce phénomène, mais il ne me revient pas, à la minute présente. Mystérieux, en tout cas.
Tu me trouves un peu méchant avec les touristes français ? C’est vrai qu’en Irlande je les fuis, comme d’autres me fuient, sans doute. Les amoureux de l’Irlande ne veulent pas partager. C’est vrai aussi que certains Français, pas les amoureux, se comportent très mal, en Irlande ou ailleurs. La réciproque est-elle vrai ? Franchement je n’en sais rien. Je ne fréquente guère les touristes étrangers en Bretagne. Je les fuis, aussi, en partant… en Irlande une partie de l’été, ou bien en faisant du bateau pendant les week-ends. Tout ce que je peux dire c’est que nous avons des amis allemands, que nous voyons tous les ans, parce qu’ils louent une maison pas loin de chez nous. Des gens absolument charmants, qui font un réel effort pour s’adapter. En une dizaine de séjours ils ont appris le français.
Quels sont les auteurs qui t'ont fait découvrir le roman noir ?
Je crois avoir presque tout lu de ce qu'on appelle les classiques : Chandler, Hammett, MacCoy, Cain, Chase, etc. Parmi les livres déterminants : Eva, de Chase; Le chant de l'alligator, de Harry Whittington; Le facteur sonne toujours deux fois, de Cain. La lecture de Simenon - ses romans “ durs ” plus que les Maigret - a eu également beaucoup d'influence sur moi. Dans la littérature blanche, mais pas si blanche que ça, Steinbeck, Caldwell, Faulkner m'ont aussi donné envie d'écrire.
Es-tu devenu un notable, un édile chez toi, un personnage de référence, que l'on salue dans la rue, aimé de sa concierge ?
J'ai vraiment été un édile : conseiller municipal. J'ai tenu trois ans, au bout desquels j'ai démissionné. Quand on a vécu ça de l'intérieur, on se rend compte que la plupart des conseils municipaux manquent totalement d'imagination. Personnage de référence ? C'est sûr qu'en province il est assez facile de le devenir, quand on a acquis une certaine notoriété. Par rapport à quelqu'un qui habite Paris, c'est un avantage. Un effet multiplicateur de la notoriété, au moins dans ta province. Invité à tous les pince-fesses, les coquetailes, les rubans à couper, les dîners en ville, les jurys littéraires, les jurys de cinéma. On s'en lasse. Il faut sélectionner, sinon on se fait vite bouffer. C'est tout un art, parce qu'il ne faut pas avoir l'air de snober les gens, tout en préservant sa propre tranquillité. Il y a des expériences intéressantes, qu'un écrivain ne peut pas refuser : rencontrer Mitterrand (et s'étonner qu'il ait lu plusieurs de tes bouquins, à croire qu'il avait révisé ma bio avant la rencontre), dîner avec Chirac qui, lui, n'avait rien lu de moi... La rue, c'est autre chose. Ma femme a pratiquement renoncé à venir en ville (Quimper) avec moi le samedi matin. Quand elle vient, on compte les poignées de main aux mètres parcourus et au temps mis à les parcourir. Cinquante mètres en une demi-heure. Impressionnant. Sympa, toujours. Sauf que ma chère épouse envisage de m'acheter une perruque et des moustaches afin qu'on puisse faire nos courses tranquillement. Suis-je aimé de ma concierge ? J'ai deux concierges, dans ma campagne : un setter anglais et un coq qui descend des oies du capitole. Dès qu'il entend ou voit quelque chose, il chante avant que le chien aboie. Le setter m'aime, le coq me déteste. Il me vole dans les plumes quand je pique les œufs de ses poules.
La couverture du deuxième volume des chroniques irlandaises est la reproduction d’un tableau signé Hervé Jaouen. Une autre de tes passions ?
La peinture n’est pas vraiment une passion. Une détente. Gamin, j’aurais voulu aller aux Beaux-Arts, à le petite école du jeudi. Plus tard, au début de ma vie d’adulte, j’ai fréquenté des peintres. Ils m’ont appris quelques trucs qui me permettent de faire un peu d’huile et d’aquarelle. Des trucs sans aucun génie, mais honnêtes, jolis. Je les offre aux amis, à la famille. Mais ça fait bien trois ans que je n’ai pas touché un pinceau. Plus le temps.
Les Ciels de la baie d’Audierne sont un peu le prolongement de l’affaire d’Outreau à travers les affres d’une famille. Tu en donnes ta vision personnelle, convaincante. Cette affaire t’avait-elle outrée à ce point pour en faire un roman ?
Comme tout un chacun, je suivais cette affaire dans la presse. Le jour où j’ai entendu dire, au journal de 13 heures, lors du premier procès, que la principale accusatrice venait d’avouer qu’elle avait menti, j’ai été bouleversé. J’ai pensé à tous ces gens en tôle depuis près de trois ans. Et, tout de suite, dans l’après-midi, j’ai pensé aux enfants de ces innocents accusés à tort. J’ai pensé : si le même truc m’arrivait, comment mes filles le supporteraient-elles ? J’ai donc eu très vite l’idée de m’inspirer de cette affaire pour écrire un roman, mais d’un point de vue qui n’avait jamais été abordé : celui des enfants des accusés, doublement victimes de la justice, doublement innocents et condamnés, à l’école, dans la rue, à l’infamie. J’ai situé l’affaire en Bretagne, dans des coins idylliques, pour appliquer la loi des contrastes : l’erreur judiciaire n’en devenait que plus horrible. J’ai inventé des ressorts dramatiques et à ma grande surprise, au moment des auditions par la commission parlementaire (j’ai tout regardé), je me suis aperçu que ma fiction rejoignait la réalité. C’est un livre que j’ai écrit très vite, d’un trait, comme on pousse un cri de répulsion.
J’ai toujours été passionné, et épouvanté, dans le polar, par les histoires de faux coupable. Mon premier polar pour la jeunesse, Le Monstre du lac noir, chez Syros, est une histoire de faux coupable, écrit du point de vue… d’une petite fille.
Le gouvernement Fillon semble reculer aujourd’hui, sur la suppression du juge d’instruction. Je pense qu’il faut le garder. Mais je m’étonne qu’aucune commission n’ait pensé à cette chose simple qui permettrait d’éviter les dérives d’un juge tout-puissant dans le secret de son bureau : que la mise en examen soit publique, en présence de la presse et des avocats. Le juge y réfléchirait à deux fois avant d’expédier des gens qui crient leur innocence en tôle, souvent dans le seul but de les faire craquer.
Ta passion pour l’Irlande tu la livres dans Suite irlandaise. Une récréation dans ta production.
Entre l’Irlande et nous (ma femme et moi), c’est une très vieille histoire d’amour, un ménage à trois. Il faut dire que ma femme a du sang irlandais… Nous allons en Irlande tous les ans, et parfois plusieurs fois par an, depuis 1976. Et je publie des notes de voyage depuis 1984. Suite irlandaise est en fait le quatrième volume, après Journal d’Irlande, Chroniques irlandaises et La Cocaïne des tourbières. C’est en effet une récréation. Ces quatre livres, je les ai écrits en automne et en hiver, à partir de notes prises sur place. A chaque fois je plaisantais, pendant l’écriture : « je passe l’hiver en Irlande… » Je crois que l’écrivain voyageur écrit la plupart du temps ses notes de voyage au retour, pour revoir. C’est un réel bonheur que de retourner en arrière, d’autant que le tamis de la mémoire ne retient que le meilleur.
Dans Les Filles de Roz-Kelenn puis dans Ceux de Ker-Askol ce sont des romans noirs qui ancrés dans la Bretagne profonde nous font revivre une époque révolue. As-tu emprunté les personnages que tu décrits les traits de personnes ayant existé ? Y aura-t-il une suite ?
A l’origine de tout roman il y a une réalité. Pour Les Filles de Roz-Kelenn, par exemple, le début m’a été m’inspiré par ma grand-mère maternelle (Jabel dans le livre) née dans une cabane, orpheline à cinq ans, et qui a survécu en mendiant de ferme en ferme jusqu’à ce qu’elle ait l’âge de travailler. Elle avait plusieurs frères et sœurs. Dans le roman, je ne lui donne qu’une sœur, Maï-Yann, dont je raconte la vie dans Ceux de Ker-Askol. Pour elle, j’ai mélangé et romancé le destin de deux de mes tantes paternelles, l’une qui est devenue bonne sœur contre son gré, l’autre qui, victime d’un mariage arrangé, a épousé un hermaphrodite et a fini ses jours à l’asile de Morlaix. Ensuite, bien sûr, à partir de la réalité, j’emprunte ici et là (histoires qui m’ont été racontées), de façon à renforcer la singularité des personnages et de leur destin. Au besoin, j’invente des rebondissements dramatiques, mais toujours en respectant la réalité du milieu que je décris, et que j’ai connu. C’est, au fond, le fameux « mentir-vrai » d’Aragon.
Une suite ? Je viens de la terminer et le roman paraîtra en octobre 2010, probablement sous le titre Joséphine et les Marins. En fait, mon ambition est d’écrire un ensemble de romans qui, réunis, seraient l’histoire d’une vaste famille bretonne au 20ème siècle. Dans Joséphine et les Marins, nous revenons à la fin du 19ème siècle. La mère de Jabel et Maï-Yann avait deux demi-frères, placés dans des familles d’accueil. L’un, Donatien, chez des paysans du bocage niortais, l’autre, Joseph, chez des gens du Cap-Sizun. Joseph deviendra marin de la Royale, aura quatre filles, dont l’aînée s’appelle Joséphine, et qui rêveront d’épouser un marin comme leur père. Ici aussi, j’utilise au départ une « matière » que je connais. Il se trouve que mon grand-père maternel avait un demi-frère, placé tout petit dans une famille d’accueil du Cap-Sizun. Devenu marin d’Etat, il a épousé une fille du Cap… J’ai eu la chance, quand j’étais gosse, d’aller plusieurs fois passer une partie des grandes vacances chez eux… Bord de mer, la côte sauvage et quasiment déserte à l’époque, des traditions maintenues… Le vieux tonton me racontait ses campagnes. Il avait fait les Dardanelles ! Sur le vaisselier, au lieu d’assiettes, trônaient des étuis d’obus qu’il avait sculptés et gravés à bord de cuirassés, en mer Noire… Dans mon roman, ces étuis d’obus trônent comme des icônes vénérées par les quatre filles, qui connaissent le récit des Dardanelles par cœur et ne s’en lassent pas. C’est un merveilleux détail signifiant que je n’aurais pas pu inventer.
Voilà pour la réalité. Ensuite, comme le roman est essentiellement écrit du point de vue de Joséphine, j’attribue à cette dernière des bribes du destin d’autres femmes pour lui donner une vie très romanesque. Par exemple, à un moment donné, à la fin des années 30, elle va travailler à Paris chez des Juifs du Sentier, qu’elle accompagne ensuite, pendant l’exode, dans le Midi où ils échappent par miracle à la Gestapo et à la police de Vichy. Eh bien, cette portion de destin appartient à l’une des tantes de mon épouse…
On peut dire aussi que je me nourris de mes connaissances de cet univers particulier qu’est la Marine nationale. Dans mon enfance et mon adolescence, outre mes vacances dans le Cap-Sizun, j’ai baigné dans cette ambiance. Mon frère, de neuf ans plus âgé que moi, était mataf. Il a fait une bonne partie de sa carrière dans les sous-marins et dans le roman il y a… un sous-marinier. J’ai été aussi aidé, pour les détails, par un membre de la famille qui était capitaine de vaisseau.
Finalement, j’ai eu beaucoup de chance. En me réservant une jeunesse aussi riche de rencontres dans des milieux très divers (la ruralité profonde bretonnante, le milieu ouvrier, les camarades syndiqués à la CGT de mon père cheminot, la banque, la Royale, etc.), les dieux me préparaient à devenir romancier, faut croire. J’ai de quoi nourrir pas mal d’ouvrages…
Dans le quatrième volume de cette série de romans je raconterai, toujours selon le même principe du « mentir-vrai », le destin singulier des descendants de Ceux de Ker-Askol. Après le Cap-Sizun et l’Armor, la Bretagne de la mer, nous reviendrons en Argoat, la Bretagne de la terre, à travers une intrigue qui aura quelque chose sinon d’un polar du moins d’un vrai roman noir. Je l’ai en tête. Comme disait je ne sais plus quel écrivain : mon livre est terminé, il ne me reste plus qu’à l’écrire…
Dans ton prochain roman à paraître chez Diabase en juin, et intitulé Aux armes zécolos, tu ancres l’action en Bretagne avec en toile de fond la pollution. Toujours ton amour pour le saumon, la pêche, et ton combat ou ta colère contre un modernisme forcené d’une agriculture intensive ?
Ma hargne contre l’agriculture intensive ne date pas d’hier. Je l’ai déjà exprimée à plusieurs reprises, dans des chroniques données au Télégramme, dans des courts textes piquants publiés par Eau et Rivières de Bretagne, dans des romans comme Que ma terre demeure.
J’habite la campagne et je suis pêcheur à la ligne. J’ai vu, à partir de la fin des années 60, abattre les talus pour remembrer. J’ai vu les champs de choux et de betteraves être remplacés par le maïs après la moisson duquel la terre est nue comme une cour cimentée. Plus une mauvaise herbe, plus une fourmi… Les conséquences de ces traitements, on les connaissait. Eau et Rivières de Bretagne donnait déjà, à la fin des années 70, les taux de nitrates et de pesticides qu’on aurait vingt ans plus tard. Peu importait, il fallait produire, et les zécolos on les prenait pour de doux rêveurs. De même que les pêcheurs à la ligne qui ont été les premiers à observer les conséquences de la pollution. Terrible diminution des truites dans les rivières, disparition des insectes dont se nourrissent les truites… Il y a encore une quinzaine d’années, au-dessus des rivières où je pêche, je voyais des myriades d’insectes spécifiques. Plus la queue d’un.
La diminution du saumon dans les rivières bretonnes n’est pas seulement due à la pollution : pêche en mer et en estuaires, règlementations absurdes… Mais c’est une réalité. En Irlande aussi, d’ailleurs, où c’était encore l’abondance dans les années 90.
Pour en revenir à Aux armes zécolos… Ce livre exprime tout cela, une fois de plus, mais sous une forme qui peut-être touchera plus les esprits : la fable humoristique, et on sait que les fables ont une morale à méditer. Ceci dit, je crois que le combat ne sera jamais gagné. Le personnage du grand-père, dans le bouquin, désespéré de n’avoir plus un saumon à pêcher, c’est moi, sauf que je ne menace pas de me pendre en haut d’un chêne, j’écris… Il faudrait des mesures drastiques pour retrouver une eau de qualité en Bretagne. On en est loin, quand aujourd’hui on continue cette nouvelle mode de cultiver aberrante : pour éviter de charruer deux fois les champs (et donc économiser du carburant), on traite l’herbe plutôt que de l’enfouir. En avril/mai, on voit des parcelles de dix et vingt hectares jaunes comme de la paille… Assez souvent au bord de rivières ou de ruisseaux. Alors, les discours sur la réduction de l’utilisation des pesticides, c’est du pipeau. Pareil pour les élevages de cochons, qui continuent de grandir. (Cet ouvrage est paru chez Diabase)
Et si l’on parlait d’une autre activité qui reste annexe : la traduction. Tu as traduit un roman de Liam O’Flaherty, l’assassin. Dans quelles conditions cette annexe à ton travail de romancier s’est-il produit ? Dans La cocaïne des tourbières tu cites d’autres ouvrages écrits par des Irlandais. Pourquoi ne les traduits-tu pas ?
L’anglais m’a toujours passionné. Après le lycée, où de mon temps on t’apprenait surtout la grammaire, mais pas à parler, j’ai essayé d’améliorer mon niveau. J’ai beaucoup appris sur le tas, en Irlande, dans les pubs et à la pêche. J’ai aussi pris des cours particuliers, écouté la BBC, lus des romans dans le texte. Quand on est écrivain, je crois que tout ça mène un jour à l‘envie de traduire. Cette envie, je l’ai eue quand l’Irlandais John McGahern m’a donné le manuscrit, qu’il venait de terminer, de son roman Amongst Women (Entre toutes les femmes). Mais il avait déjà un excellent traducteur. Quelques années plus tard, j’ai acheté chez un bouquiniste canadien The Assassin, de Liam O’Flaherty, un bouquin de lui que je ne connaissais pas et que j’ai trouvé génial. J’en ai parlé à François Guérif, qui en a parlé à Joëlle Losfeld, qui a acheté les droits et m’a confié la traduction. Pourquoi je ne traduis pas plus ? Par manque de temps. J’ai trop de fers au feu et, pour l’instant, encore beaucoup de livres à écrire. Mais je me suis offert ce plaisir récemment : je viens de terminer la traduction, à paraître en avril dans la collection que je dirige aux éditions Ouest-France, d’un récit écrit par un anglo-irlandais, Guy St John Williams, un bouquin plein d’humour dont le titre français sera Les Robinsons du Connemara. Ceci dit, je connais mes limites. Je serais incapable de traduire Henry James, par exemple. J’ai sous le coude deux ou trois autres livres qui me conviendraient, dont un recueil de nouvelles de Bernard MacLaverty, qu’une de mes filles, qui a fait une maîtrise de traductologie (hé ! les gènes, certainement), a traduit en partie. Il suffirait de terminer. Entre la traduction et l’écriture, je crois qu’il y a la même différence qu’entre concevoir des mots croisés et les faire. La souffrance n’est pas la même. Je vais te confier un truc, Paul. Comment je me vois dans mes vieux jours, quand je n’aurai plus d’inspiration mais que je ne serai pas gâteux au point de ne plus pouvoir restituer l’esprit d’un texte : traduction et aquarelle. Entre deux parties de pêche en Irlande, évidemment.
(Depuis cet entretien, Hervé Jaouen a traduit un autre ouvrage : Lettres de la Grande Blasket d'Elisabeth O'Sullivan paru aux éditions Dialogues).
Quel est le défaut que tu détestes le plus ?
L'intolérance, qui en détermine beaucoup d'autres.
La qualité que tu aimes le plus chez les autres ?
La tolérance.
Crois-tu posséder cette qualité ?
Hélas non. Je suis très intolérant à l'égard de l'intolérance.
Une grande partie de cet entretien a déjà été publié dans la revue 813 en 2002, mais depuis Hervé Jaouen a écrit d’autres ouvrages dont il était bon d’évoquer la genèse. Vous pouvez également retrouver Hervé Jaouen sur son site