Y’a un truc !
Trois enlèvements de jeunes filles se produisent quasiment simultanément en trois endroits différents et les journaux relatent abondamment cette affaire qui met en transe bon nombre de personnages.
En premier, il s’agit de la disparition mystérieuse d’Yvonne de Pergartin, fille du comte et député résidant à La Chapelle-sur-Erdre en Loire-Inférieure, ancienne appellation de la Loire-Atlantique. Alors qu’elle s’apprêtait à se marier avec le vicomte Gérard de Sousgarde, elle regarde son fiancé et s’évanouit. Le jeune homme prend précipitamment la jeune fille dans ses bras et l’emporte dans sa chambre. La porte est enfoncée et personne dans la pièce. Disparue Yvonne ! Le vicomte est retrouvé un peu plus tard évanoui dans une autre pièce. Et des relents de chloroforme se dégagent.
En Italie, c’est une jeune nonne, Carlotta Borgerelli fille d’un puissant industriel, qui devait prendre le voile qui disparait dans des conditions tout aussi mystérieuses dans la chapelle où devait se dérouler la cérémonie. A Londres selon le même principe et dans des conditions similaires, Maud Samseton, la fille d’un riche banquier, est enlevée.
Trois affaires qui ont toutefois quelques points communs dont la presse se fait l’écho. Lors de l’enlèvement d’Yvonne, une auto noire a été vue dans les parages, en Italie un avion peint de la même couleur et en Angleterre, un navire quittant les eaux de Brighton. Trois moyens de transports différents mais tous de couleur noire. Et les trois jeunes filles vont voyager ensemble mais séparément, c’est-à-dire qu’elles seront confinées chacune dans une cabine, pour être emmenées dans une bâtisse bien gardée sur une île de l’Océan Atlantique.
Mais cette affaire ne s’arrête pas là car le coffre-fort du notaire de la famille de Pergatin a été cambriolé. Les policiers locaux préfèrent passer la main à la Police Judiciaire parisienne et deux inspecteurs sont dépêchés à la Chapelle-sur-Erdre pour mener leur enquête.
Et à l’Agence L’œil à Tout, les événements sont suivis attentivement par le patron de l’agence de détectives, Bernard Curville. Cette officine privée possède de nombreuses agences de par le monde. Tout en classant des dossiers, aidé par sa secrétaire la belle Violette Dreux, il écoute les messages diffusés sur un petit poste TSF, messages dont la teneur est relative à des hirondelles convoyées par mer et arrivées dans une île. Surnommé l’Homme à la pince, d’après une affiche publicitaire vantant les mérites de Curville à qui aucun secret ne résiste, le détective est satisfait.
Changement de décor et d’époque. Vingt ans auparavant, à Paris.
De Pergartin, Borgerelli et Samseton étaient étudiants à Paris et surtout ils étaient amis. Dans leur sillage ils traînaient Yves de Trévenec, lui aussi étudiant. Ils étaient surnommés les Mousquetaires, Trévenec endossant quelque peu le rôle de d’Artagnan. Invités par de Pergartin chez son oncle le comte de Buittieux, un riche nobliau de province, ils se rendaient parfois à La Chapelle-sur-Erdre. Trévenec fit la connaissance de Solange la fille du comte et les deux jeunes gens étaient liés par un sentiment amoureux. Mais le comte refusa l’idée de ce mariage et exigea des fiançailles officielles avec de Pergartin. Seulement Solange fut enlevée dans des conditions mystérieuses deux jours plus tard le comte était mortellement blessé avec un couteau. Avant de décéder il eut le temps de léguer sa fortune à de Pergartin. Yves de Trévénec fut accusé du crime et Solange informée des événements dans sa retraite refit son apparition, se mariant alors avec son cousin. De Trévenec fut appréhendé et envoyé au bagne en Guyane malgré ses dénégations.
C’est en substance ce que narre le procureur général Gouchard au ministre de l’Intérieur. Cette affaire s’était déroulée en 1912, dont il fut chargé de l’instruction. Comme elle refait surface, il demande qu’exceptionnellement, sa fonction de procureur lui soit retirée et qu’il soit nommé juge d’instruction pour instruire cette nouvelle affaire d’enlèvements des filles des anciens amis. Des amis qui d’ailleurs ne se parlent plus, s’ignorent même depuis l’assassinat du comte vingt ans auparavant.
Déporté au bagne, à Cayenne, Yves de Trévedec n’est pas un forçat comme les autres. Affable, prêt à rendre service, discipliné, il sait se faire aimer aussi bien de ses codétenus que des matons et même du directeur de l’établissement. Grâce à ses notions de médecine il sauve même la fille de monsieur Bouvet et celui-ci, en reconnaissance l’aide à s’évader. Et c’est ainsi qu’Yves de Trévedec découvre un placer dans la jungle et peu à peu il construit sa fortune.
Aidé par des amis dévoués, il devient Joao Marco, riche Portugais et il fréquente assidument ou échange des informations avec notamment Curville, le détective surnommé L’homme à la pince.
On ne peut s’empêcher en lisant ce roman de penser aux feuilletonistes célèbres que furent Alexandre Dumas, Michel Zévaco, Paul d’Ivoi, et bien d’autres, par cette fougue qui anime l’auteur, son imagination, ses délires et son côté fantasque, par une légère approche de la fiction scientifique avec des inventions qui plus tard deviendront réalités.
Naturellement, le personnage d’Yves de Trévenec possède un lien évident de parenté littéraire avec Edmond Dantès, le fameux comte de Monte-Cristo, mais pas que. La vengeance qui l’anime, cette richesse qu’il se constitue, ce retour sous une identité d’emprunt forment le socle de cette intrigue. Et comme dans tout bon roman d’aventures, se greffe une histoire d’amour, le petit plus savoureux qui offre une pause dans toutes ces péripéties débridées. Sans oublier l’humour qui se révèle par-ci par-là afin de dédramatiser certaines situations.
Roman d’aventures, roman policier, roman de frissons et d’angoisse, de suspense, L’escamoteur de femmes est tout cela à la fois, et de nos jours on pourrait le classer dans le genre Frileur (ou Thriller pour les puristes anglophones) même si certains osent déclarer qu’ils ne lisent jamais ce genre d’ouvrages. A croire qu’ils ne connaissent pas la signification exacte de Thriller dont au cinéma le plus célèbre représentant est bien évidemment Alfred Hitchcock.
Paul FEVAL Fils : L’escamoteur de femmes. Roman posthume. Collection Les Grands Romans. Editions Albin Michel. Parution 8 décembre 1941. 192 pages.
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