Vous les femmes, vous les femmes...
Que n’a-t-on glosé sur Simenon et cette fameuse étiquette d’homme aux dix mille femmes. Etiquette flatteuse apposée peut-être avec jalousie par des envieux qui amalgamaient réalité et fiction. Car si la femme est présente dans l’existence de Simenon, c’est surtout dans son œuvre qu’elle prend son ampleur et que nous sont décrites ses plus belles figures, magnifiées au cinéma il est vrai.
Qu’elles soient de chair ou de papier les femmes auront toujours compté pour Simenon, quel que soit leur statut. D’abord la mère, la première femme de sa vie, mais pas forcément celle de son cœur, qui rappelle un peu la Folcoche de Vipère au poing d’Hervé Bazin. Femme de chair, Régine surnommée successivement Gigi puis Tigy, qui sera sa muse sans être présente dans l’œuvre littéraire de Simenon, sauf dans une scène de rupture narrée dans Maigret et le Marchand de vin. C’est Tigy qui l’incitera à quitter la Belgique et à s’installer à Paris en décembre 1922. Ils se marieront à Liège le 24 mars 1923. Simenon n’avait que vingt ans. Mais avant Tigy il connaitra charnellement Silvie, laquelle ayant un amant le fera profiter de son expérience. Et naturellement le double de Silvie se retrouvera sous le prénom de Sylvie dans de nombreux romans, dans les Maigret mais aussi dans les romans noirs ou gris qui composent l’autre partie de son œuvre. Mais encore auparavant, il découvrira la femme au travers des locataires qui habitaient la demeure familiale, Pauline qui dévoile volontiers sa poitrine, ou Lola. Le petit Georges a entre sept et dix ans. Comment voulez que dans ces conditions ses sens juvéniles ne s’échauffassent point ?
Ensuite il enchaine des liaisons passagères qui le marqueront et l’on retrouvera quelques célébrités de l’époque dont la troublante Joséphine Baker dans des romans signés Christian Brulls (Dolorosa) ou de Georges Sim (Chair de beauté). Du réel à la fiction il n’y avait qu’un pas ou plutôt qu’une machine à écrire que Simenon s’appropria avec gourmandise mais en même temps délivrance. Car pouvoir évacuer ses fantasmes fait partie du rôle primordial que s’accapare l’écrivain.
Simenon joue avec ses personnages, mettant en scène aussi bien femmes sages, qu’alcooliques ou amantes. La première de ces femmes de papier est naturellement Madame Maigret, qui vit dans l’ombre massive de son commissaire de mari. C’est une femme effacée, dont le rôle est de mijoter les petits plats préférés du commissaire, de le soigner lorsqu’il est malade, le plus souvent un gros rhume, et de participer à l’enquête en cours en l’écoutant. Si elle n’est que la face cachée du couple, parfois elle se trouve mise en avant, comme dans Le fou de Bergerac, et bien évidemment L’amie de madame Maigret. Contrairement à ses autres romans, certains gentiment coquins, la série des Maigret ne dévoile en rien de la sexualité du couple, Simenon établissant une barrière entre ses romans dits policiers et ses autres romans qu’il considérait comme littéraires.
Et justement dans cette autre partie de ses œuvres la femme prend une ampleur presque en trois dimensions. Si l’image de la veuve Couderc reste inexorablement liée à Simone Signoret, il ne faut pas oublier toutes celles qui parsèment l’œuvre de Simenon et par extension le catalogue cinématographique. Parmi celles qui retiennent l’attention je pourrais citer Betty, jeune femme alcoolique, bafouée par sa belle-fille qui la considère comme une putain. Et cette phrase pourrait être considérée comme l’un des leitmotivs des femmes de Simenon, que ce soit femme de chair ou de papier : « Etre femme, en somme, c’était subir, c’était être victime ».
Simenon, c’est également le regard d’un homme qui évolue au gré des ans, en même temps qu’évolue la société, et le rôle que la femme prend dans celle-ci. Pour recenser toutes les figures féminines parsemant l’œuvre simenonienne, pour analyser leur psychologie, les placer dans leur époque, confronter leur importance à celle des hommes, Michel Carly a passé dix ans de sa vie en recherches, en études, en exploration de lettres, d’archives, de documents rares, inédits, familiaux, en relisant, annotant, disséquant les romans de Simenon sous son patronyme mais aussi ses différents pseudonymes. Un travail de Bénédictin, d’archiviste, de passionné dont je ne vous ai livré qu’une minime partie. Mais je suis sûr que tout comme moi, après avoir dévoré cet ouvrage, vous aurez l’envie pressante de retrouver Simenon et de le lire, ou le relire, avec peut-être une vision différente de celle que vous aviez eu lors de précédentes lectures, de l’appréhender de façon plus réfléchie. De ne plus le considérer comme un simple auteur de romans populaires mais comme un auteur qui a su décrypter l’âme de la femme et en explorer tous les arcanes, sans être féroce, misogyne, mais sans se montrer non plus laudateur.
A lire également mon article sur Simenon et l'alcool.
Michel CARLY : Simenon et les femmes. Essai. Collection Carnets, éditions Omnibus. 19,30€.