Essayez de vous imaginer dans la situation du seňor Machi, ancien industriel richissime qui s’est reconverti en réhabilitant un très prisé bar, restaurant, club de nuit. Une situation difficile que l’on ne rencontre pas tous les jours, j’en conviens, et fort heureusement.
Alors qu’au petit matin, après une fin de nuit passée en compagnie d’une jeune femme qui vient de lui procurer une petite gâterie dans son bureau à L’empire, son fief, Machi rentre chez lui après avoir téléphoné à sa femme Mirta de lui préparer son petit-déjeuner. Il est content Machi, la vie est belle, les femmes aussi, quelques lignes de coke de temps en temps, le viagra est efficace, les cigares qu’il déguste sont hors de prix et il conduit dans l’euphorie sa grosse BM à 200 000 dollars. De petits points noirs existent bien, mais il veut en faire abstraction ; sa fille qui fréquente un jeune homme qu’il n’apprécie pas, son fils Alan qui est plus attiré par les hommes que par les femmes.
Seulement, alors qu’il roule sur l’autoroute, il sent sa voiture effectuer une embardée. Il vient de crever. Aussitôt il appelle l’assistance dépannage mais celle-ci est longue à se mettre en route. Il examine sa roue endommagée et remarque que des crève-pneus se sont fichés dans la gomme. Des bricoles qu’il n’avait pas vues depuis les grèves des tisseurs de l’usine, en 74 ou 75. Le début de la paranoïa s’installe dans son esprit.
Comme il s’impatiente, il regarde dans le coffre de son véhicule. Stupéfait il aperçoit un corps recroquevillé. Pas moyen de le reconnaître, car la figure est semblable à une pastèque trop mûre écrabouillée sous les roues d’un camion. Il essaie de le dégager, mais cela lui est impossible. L’un des poignets est attaché par une paire de menottes. Roses et en fourrure les menottes, comme celles dont il se sert pour ses jeux érotiques. Il lui faut d’abord se débarrasser du cadavre encombrant, connaître l’identité de l’intrus et savoir qui a pu lui jouer un tour aussi pendable.
Première chose à faire : annuler l’assistance dépannage et changer lui-même sa roue ; ensuite se débarrasser du cadavre et éventuellement découvrir l’identité de celui qui s’est amusé avec ses affaires personnelles. Et cela ne va pas être de tout repos.
Tandis qu’il conduit, Machi pense. D’abord à Pereyra, son garde du corps, qu’il a surnommé Cloaque pour des raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas la place m’étant compté. Cloaque qu’il a sorti d’un sacré merdier et qui ne répond pas au téléphone. Ensuite à… Machi se fait arrêter par deux policiers et il lui faut démontrer qu’il possède des personnes influentes dans sa manche, les laisser lui confisquer son arme à feu qu’il range dans sa boite à gants, tiens il manque une balle remarque l’un des flics, et le délester de quelques billets qui trainaient dans son portefeuille, avant de reprendre son périple. Soulagé, Machi ! Les deux abrutis ne lui ont pas demandé d’ouvrir son coffre. Mais cela ne résout pas son problème, ses problèmes.
Il s’enfonce dans une banlieue déshéritée, achète quelques ustensiles pour couper les menottes, ensuite il cachera le cadavre, et puis il lui faudra acheter des vêtements pour changer les siens qui sont souillés. Et puis réfléchir : est-ce une des prostituées qu’il requiert de temps à autre pour son confort charnel, l’un de ses adversaires et concurrents, l’un de ses anciens employés de son usine de textile, les bolchos comme ils les appelait, un boxeur dont le match était perdu d’avance, un serveur qui avait oublié de venir un jour de repos alors qu’il possédait vingt ans de bons et loyaux services à L’Empire, sa femme…
Au départ, cette histoire ressemble à une grosse farce, genre comment se débarrasser d’un cadavre encombrant, version moderne du cadavre dans le placard. Mais bien vite on se rend compte que sous l’ironie sarcastique et amère se cachent des raisons plus profondes. Lorsque Machi se plonge dans ses souvenirs, comment il s’est élevé à la force des poignets et des trahisons, c’est toute une épopée qui est mise en scène. L’Argentine des années 70, les années de dictature militaire et policière, la chasse aux communistes, aux bolcheviques. A son beau-père qui le toise de haut, parce qu’il n’est qu’un parvenu. Parti de rien ou presque Micha s’est fait tout seul, comme on dit, mais à force de compromissions, de concussions, de traîtrises, en piétinant les autres. Ce qui est amusant, c’est que l’auteur prête cette intention à Federico ou Felipe, Micha ne sait plus très bien quel est le prénom du fiancé de sa fille, à Fe donc qui se veut poète et littérateur : il décida qu’un jour il écrirait un roman dont le señor Machi serait le protagoniste et dans lequel il lui arriverait des choses terribles. Comme si l’auteur avait décidé de régler quelques comptes personnels. Une caricature d’une certaine frange de l’Argentine, grinçante, féroce, mais qui peut refléter une certaine réalité.
Quant au titre, il trouve sa justification dans le roman, justification que je ne vous dévoile pas de peur de ne pas avoir le style haut.
Kike FERRARI : De loin on dirait des mouches. (Que de lojos parecem moscas – 2011 ; Traduction de l’espagnol/Argentine de Tania Campos). Editions Alvik/Moisson rouge. 192 pages. 12€.