Une symphonie pastorale...
Dans le canton de Madison, en Caroline du Nord, à quelques kilomètres de la petite ville de Mars Hill qui s'enorgueillit toutefois de posséder une université, s'étend un vallon coincé entre la rivière et une falaise abrupte qui s'avance comme une étrave de bateau. Ce vallon n'accueille pas souvent la lumière du soleil et les habitants de Mars Hill lui ont donné une réputation d'endroit à éviter. Un lieu considéré comme maléfique. D'ailleurs en travers du chemin menant à une ferme, aux branches d'un arbre sont accrochés des objets sensés refouler le mauvais sort, et du sel est régulièrement semé sur ce passage.
Dans cette ferme vit la famille Shelton. Où ce qu'il en reste. Le père est mort après de longues années de délabrement suite à une attaque cardiaque, et la mère n'a pas survécu une gangrène. C'était quelques mois auparavant, Hank était en Europe, s'étant engagé tout jeune pour combattre les Boches. Et quand il est revenu, il lui manquait une main, laissée sur un champ de bataille français. Malgré tout il entretient la ferme comme il peut, essayant de la réhabilité. Sa sœur Laurel est un peu plus vieille, elle a assisté ses parents, et elle fait tout ce qu'elle peut pour assurer le quotidien.
Laurel est hardie ! Et le travail ne la rebute pas. Elle aurait même pu devenir institutrice. C'est madame Caligut, la maîtresse d'école, qui le lui avait dit, car Laurel est intelligente et apprenait bien. Seulement, les habitants de Mars Hill, mais ils sont pas les seuls de par le monde, sont superstitieux et ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils accusent Laurel d'être une sorcière, uniquement parce qu'elle possède sur son épaule une tâche violette, une tâche de naissance, ce qui ne devrait pas être rédhibitoire mais qui excite les esprits obtus. Comme une résurgence médiévale obscurantiste. De petites coïncidences, des ennuis de santé parmi les élèves lorsqu'elle fréquentait à l'école ont bien été enregistrés, mais il faut une cause à tout, et la cause se nommait Laurel. Et c'est pour cela qu'elle n'a pu continuer sa scolarité jusqu'au bout.
De toute façon, Laurel ne quitte guère la ferme, elle sait qu'elle n'est pas la bienvenue au bourg. D'ailleurs elle en garde un souvenir cuisant, lorsque Jubel a abusé d'elle pour un pari qu'il avait engagé auprès de ses copains. Elle préfère se promener dans le vallon, rechercher le soleil près de la rivière. C'est ainsi qu'un jour elle entend comme le chant d'un oiseau. En ce glissant sous les fourrés elle aperçoit un homme, un inconnu qui joue de la flûte. Elle est sous le charme mais s'éclipse afin de ne pas le déranger. Quelques heures après elle retourne sur les lieux et découvre son inconnu dans le coma, une vingtaine de piqûres de guêpes sur le visage et le corps.
Elle le ramène avec Hank et le soigne à l'aide de plantes, une recette de grand-mère qu'elle maîtrise à merveille. Dans les poches de ses vêtements, ils trouvent un petit mot signalant que l'inconnu se nomme Walter et qu'il désire se rendre à New-York. Peu à peu Walter se remet de ses ennuis mais il ne parle pas. Il est muet, ne sait ni lire ni écrire. Cela ne l'empêche pas de se rendre utile à la ferme, en aidant Hank à planter des piquets de bois, à tendre du fil de fer barbelé, et autres travaux qui requièrent de la main d'œuvre. Ce que ne savent pas Hank et Laurel, contrairement au lecteur, c'est que Walter s'est évadé d'un centre détention. Mais elle remarque un jour qu'il un médaillon entre deux pierres, médaillon sur lequel est gravé un mot qui ne figure pas dans son dictionnaire.
Les esprits s'échauffent à Mars Hill, principalement à l'encontre de la communauté allemande qui vit dans la région. Tout est bon pour exacerber les esprits contre ceux qui sont considérés comme des espions. Même le professeur d'allemand subit la vindicte de quelques esprits bornés. Fils du banquier local, Chauncey est sergent recruteur. Il a sous ses ordres des gamins qui s'entraînent pour la guerre qui sévit en France. Mais les soldats qui sont partis la fleur au fusil reviennent cabossés, un argument supplémentaire pour attiser la haine du Boche.
Comme dans ses précédents romans, Ron Rash prend pour prétexte un épisode de la guerre 14/18 qui n'est pas développé dans tous les manuels d'histoire. Il se focalise sur une toute petite région de la Caroline du Nord, mettant en scène de braves paysans et des êtres frustres pour étayer son propos. Tout comme lors de la Seconde Guerre mondiale, alors que le Japonais qui vivaient aux USA depuis des années furent sujets à la vindicte d'une grande partie des Américains, ce sont les Allemands qui sont montrés du doigt, accusés sans fondement d'espionnage.
Ron Rash laisse éclater son sens de la poésie, avec une force d'évocation prenante et le lecteur se sent chez lui dans ce vallon que les perroquets de Caroline du Nord ont déserté, traqués par les paysans. Une simple plume verte trouvée par Walter, quelques plantes sauvages s'épanouissant dans les trouées de soleil, le bruit de l'eau et les truites nageant entre deux eaux, tout ceci permet à Ron Rash d'écrire quelques pages qui se transforment en ode à la nature.
Il n'existe pas de médication contre le cancer de la rumeur. De tous temps certaines personnes malveillantes se sont amusées à propager de fausses informations relayées abondamment par des crédules qui bêtement croient aux ragots sans vérifier leurs sources. C'était le bon système du bouche à oreille, aujourd'hui ce sont les réseaux sociaux qui prennent le relais, et la propagation en est encore plus rapide et néfaste. Les blagues douteuses et la méchanceté ne connaissent pas de limites. On en voit aujourd'hui encore de nombreuses illustrations et l'on peut se demander comment des personnes supposées censées, matures, peuvent non seulement se laisser berner par ces pièges grossiers mais en devenir l'un des maillons d'une chaîne poisseuse.
Un roman qui déborde du roman noir pour s'ancrer dans la littérature naturaliste et humaniste, dans cette atmosphère rurale que Ron Rash affectionne.
Parfois les traducteurs ont tendance à trop vouloir en faire page. Ainsi page 79 : Et maintenant qu'ils étaient revenus [de la guerre], ils se comportaient comme si Chauncey ne leur arrivait pas à la cheville, ils se moquaient même de son prénom, trop ignorants pour savoir que chauncey signifiait chancelier, dirigeant.
Ce sont des Américains, ils parlent l'anglo-saxon, donc ils doivent connaitre la signification d'un mot anglais ou américain, même si parfois il existe quelques petites différences. Un jeune Français, même s'il n'a pas poursuivi de longues études d'horticulture doit savoir par exemple que les prénoms Rose, Violette, Marguerite, sont également des noms de fleurs. Enfin je le suppose.
A lire également : Un pied au Paradis, Serena et Le monde à l'endroit.
Ron RASH : Une terre d'ombre (The cove - 2012. Traduction d'Isabelle Reinharez). Collection Cadre vert. Editions Le Seuil. 248 pages. 21,00€.