La routine avec une femme commence lorsqu'on se brosse les dents avant de faire l'amour.
Arrivé à un certain âge, les réveils matutinaux sont difficiles. Les articulations rouillées refusent de répondre aux mouvements que leur suggère le cerveau, la peau du dos est tendue comme sur un tambourin. C'est ce que ressent le professeur Rodolphe Moreau, archéologue, ce matin là dans sa chambre d'hôtel à Wadi Musa mais cette douleur qui lui emprisonne le crâne est nouvelle. De plus il ne souvient pas comment la soirée s'est terminée. Le livre dont il a l'habitude de lire quelques passages avant de s'endormir traîne à terre. C'est alors que des policiers fracassent sa porte et l'arrête. Un jeune garçon, couché près de lui dans son lit le regarde avec des yeux farceurs. Aussitôt le professeur Moreau, quatre-vingt deux ans est inculpé de pédophilie. Un acte qui ne pardonne pas, surtout en Jordanie où l'homosexualité est un crime grave.
Ancien grand reporter de guerre, Lionel Terras s'est reconverti comme journaliste dans des reportages alimentaires et fournit quelques prestations dans des télévisions régionales. Tout juste de quoi se sustenter. Aussi lorsqu'une agence de communication lui demande d'effectuer un reportage pour une grosse boîte, il ne daigne pas refuser. L'estomac passe avant l'honneur. Il arrive donc à Pétra, haut lieu de fouilles archéologiques nabatéennes et le chantier qu'il découvre est doublement intéressant. D'abord il rencontre pour sa mission Mélanie Charles, l'assistante de Moreau, ainsi que Nacer, un archéologue jordanien qui diversifie son temps entre plusieurs lieux de recherches. L'arrestation de Moreau est un sujet auquel il ne peut échapper, et il enfreint la demande de Mélanie de ne pas l'ébruiter. Il vend donc son papier, non pas à un quotidien pour qui va sa préférence idéologique mais vers celui qui touche le plus de lecteurs et donc susceptible de mieux payer son reportage.
Par son correspondant parisien il apprend que le professeur Moreau, éminent chercheur auprès du CNRS, traîne derrière lui une casserole : au début des années soixante-dix Moreau avait eu pour amant un de ses élèves âgé de dix-huit ans alors qu'il en avait le double. On ne peut dire qu'il s'agissait de pédophilie mais plutôt d'homosexualité, ce qui à l'époque était répréhensible. Une loi de 1982 a mis fin à cet ostracisme mais n'a pas changé le caractère des individus pour autant.
Entre Mélanie et lui, les premiers contacts sont tendus. Leur caractère irascible et soupe au lait les font se dresser leurs ergots comme deux coqs de combat, mais l'humour parvient à désenvenimer la situation. Moreau est emprisonné dans la capitale du gouvernorat alors que le chantier, fermé par un cadenas est visité. Un vol a été commis, un répertoire a disparu et il se pourrait qu'un objet aussi, lequel aurait été consigné sur le fameux carnet. Mélanie et Nacer n'étaient pas présents au moment de l'interpellation de Moreau et tout le monde est dubitatif. De plus les trois ouvriers pakistanais qui travaillaient sur le chantier ont déserté, sans laisser d'adresse. Lionel Terras pense qu'il s'agit d'un coup monté dont Moreau serait la victime seulement qui en voudrait à l'archéologue et pourquoi. Si le journaliste se méfie de Nacer, il ne ressent pas cette sensation envers Mélanie. Et la jeune femme apprécie que le reporter essaie de défendre son chef d'expédition. Un policier français émargeant à un service spécialisé est délégué sur place, ainsi qu'un attaché culturel, et il sent que des éléments lui échappent, que Lionel et Mélanie lui taisent des informations, et cela contrarie son enquête. Pour Terras, le chemin est long pour découvrir la vérité, il lui faudra fouiller, chercher, parcourir le désert et faire sienne cette devise d'Al-Mutanabbi : La patrie de l'homme est là où il se trouve bien.
Si Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le nom de Lawrence d'Arabie, pose son empreinte indélébile sur cet ouvrage, en filigrane on pourra également penser à Henry de Monfreid et à d'autres noms qui surgissent dans notre mémoire : André Armandy, romancier aujourd'hui oublié, qui écrivit durant l'entre-deux guerres de nombreux romans ayant le Proche-Orient pour décor, Pierre Benoît, auteur de La Châtelaine du Liban, qui vécu et voyagea en de nombres occasions en Afrique du Nord, sans oublier Joseph Kessel, grand reporter, entre autres, qui pourrait être le miroir de Lionel Terras, auteur de nombreux romans dont Fortune carrée et de récits autobiographiques réunis sous le titre de Témoin parmi les hommes.
Le lecteur pourra également penser à quelques aventures à la Indiana Jones ou encore à Allan Quatermain de Henry Rider Haggard qui lui servi de modèle. Et le personnage de Mélanie pourrait avoir les traits, non point d'une poupée Barbie écervelée, mais de Josiane Balesko plus jeune ou de Valérie Damidot. Et petit clin d'œil vers un confrère, l'un des personnages se nomme Jules-Octave Bernès, JOB pour les intimes.
Seulement ce roman d'aventures va plus loin dans l'analyse sociale. Par exemple sur le métier de journaliste : On ne peut pas être un bon journaliste si on est borgne, sous entendu qu'il ne faut pas se fier qu'à un avis. Un peu plus loin Mélanie enfonce le clou, lors d'un échange avec Terras : Ah les journalistes et leurs déductions trop hâtives. Mais entre Mélanie et Lionel, les relations s'apaisent et leurs conversations plus profondes, tout en ne se focalisant pas sur un même sujet. Et l'humour est leur soupape de sécurité afin de dénouer les tensions qui ne manquent pas de se créer à cause de leur caractère. Ils divergent sur la conception du romantisme et Terras, qui a bu un whisky de trop et est célibataire par amour de la liberté à moins qu'il n'ait pas su garder une femme, s'écrie : Si les amants de Vérone nous font toujours rêver, c'est parce que Juliette n'a jamais donné de coup de coude à Roméo la nuit pour l'empêcher de ronfler et ne lui a jamais reproché de laisser traîner partout ses chaussettes et ses slips sales.
Peut-être ceci n'est que futilité penserez-vous, mais bien d'autres sujets de société sont abordés dans ce roman, comme le regard porté sur les homosexuels chez nous mais aussi dans d'autres pays du monde. Et ce n'était pas interdit dans le temps, au contraire, car un homme ne pouvait coucher avec une femme avant le mariage mais avec quelqu'un du même sexe, si. Et je reviens une fois de plus sur le rôle des médias dans l'information, ou la désinformation : C'est toujours pareil avec les médias : une mise en examen fait la une des journaux mais une relaxe à peine une brève. Et après des millions de personnes gardent l'idée que le type accusé à tort est coupable.
Il me faudrait parler aussi des Bédouins, que Philippe Georget nous montre dans leur quotidien, se contentant de peu, aimables, serviables, qui gagnent leur vie grâce aux touristes, lesquels se comportent en terrain conquis. L'auteur ne parle pas, ou peu, des tensions qui secouent de façon quasi continuelle les pays du Proche et Moyen Orient. Il est vrai que l'histoire se déroule en Jordanie, pays qui coincé entre Israël, l'Arabie Saoudite, l'Irak et la Syrie, est relativement neutre et ne connait pas les effets pervers de l'intégrisme politique religieux. Mais ça c'est un autre débat, et il y aurait beaucoup à dire. Ce roman donc est plus en phase avec la réalité, que ceux dont j'ai cité les noms, Kessel, Pierre Benoît ou Armandy, car leurs ouvrages sont placés sous l'ère de la colonisation.
Les têtes de chapitres sont constituées de proverbes arabes et d'extraits de poèmes tels que : Dieu t'a donné deux yeux et une bouche, c'est plus pour écouter que pour parler.
A lire également les avis de Yv sur son blog ainsi que celui de Pierre sur Black Novel
Et si ce n'est pas encore fait lire aussi de Philippe Georget : L'été tous les chats s'ennuient; Le paradoxe du cerf-volant et Les violents de l'automne.
Philippe GEORGET : Tendre comme les pierres. Collection Jigal Polar, éditions Jigal. Parution février 2014. 344 pages. 19,00€.