Et Monsieur Couard ?
De plus en plus, il est de bon ton pour les romanciers de faire précéder leur récit d’un prologue. Ce qui est de bon aloi, mais ces auteurs détournent le sens même du prologue en décrivant une scène postérieure au début du roman. Or le prologue est la partie d'un ouvrage dramatique où sont exposés des événements antérieurs à ceux qui se déroulent dans la pièce proprement dite, selon la définition de mon dictionnaire. Heureusement quelques réfractaires perpétuent la tradition et refusent de dévoiler tout ou partie de l’intrigue dans leur prologue. Ainsi Serge Quadruppani nous offre trois vrais prologues pour le prix d’un. Mais quels prologues !
Prologue n°1 : Six jours plus tôt, vallée de Suse dans le Piémont.
La juge antimafia Simona Tavianello, accompagnée de son mari Marco commissaire principal à la retraite, enquête sur les affaires de la ‘ndranghetta et doit rencontrer Minoncelli, l’apiculteur militant dont ils ont fait la connaissance dans La disparition soudaine des ouvrières. Ils se retrouvent coincés entre des manifestants anti TAV (synonyme italien du train à grande vitesse) qui refusent le projet destiné à faire gagner une vingtaine de minutes pour les voyageurs mais dont la ligne doit traverser une montagne truffée d’uranium et d’amiante, et les policiers chargés de canaliser les protestataires. Elle récolte quelques horions dans l’échauffourée, et à la douleur physique s’ajoute la douleur professionnelle. En effet son supérieur lui apprend qu’en faisant obstruction aux forces de l’ordre l’enquête lui est retirée et qu’elle est suspendue. Sous l’affront et comme elle est d’humeur soupe au lait, Simona donne sa démission. Marco lui propose alors de passer quelques jours à Paris, le temps que la pression retombe.
Prologue n°2 : Six semaines plus tôt à Palerme, Sicile.
L’inspecteur Francesco Maronne possède un curieux don. Lorsqu’une affaire lui est confiée, pour la résoudre, il réfléchit. Il réfléchit tellement profondément qu’il s’endort dans son bureau. Et quand il se réveille, il ne s’exclame pas Eureka mais c’est tout comme. Ce jour là, alors que Battisti, un Milanais venu apprendre sur le tas doit lui être adjoint pour une affaire de drogue gérée par la Mafia, la magie opère comme d’habitude. Seulement cela va dégénérer, une bavure conclue temporairement l’affaire mettant hors de service provisoirement Battisti et une policière. Maromme et son supérieur sont promus à la Direction nationale antimafia et Maromme se voit confier une mission à Paris.
Prologue n°3 : Six mois auparavant à Foussana, Tunisie.
Abdel et son frère aîné Moncef traficotent dans le bled tunisien, de l’essence et autres bricoles. Mais à cause d’un pneu usagé qui éclate, ils se trouvent immobilisés sur la route de montagne en lacet, non loin de la frontière algérienne. Alors qu’ils sont péniblement en train de changer de roue, ils sont surpris par le commandant Nabil et ses hommes, des bandits ou des rebelles. Le commandant Nabil connait Abdel, mais il a des principes. Pas d’armes lorsqu’on passe la frontière. Or Moncef a caché un vieux Beretta et des balles dans une sacoche sous le siège de son frère. Abdel déclare que l’arme lui appartient, alors qu’il n’était au courant de rien. Moncef assiste impuissant à l’exécution de son frère qui a la tête tranchée d’un coup d’épée. Moncef est embrigadé par Nabil, qui veut se conduire comme un père avec lui. Un père et plus si affinités. Moncef est docile, accepte tout sans montrer son dégoût, mais il s’est promis qu’un jour il se vengera.
Après ces trois hors d’œuvres, passons sans plus tarder au plat de résistance qui se trouve être un tajine d’agneau aux abricots. Le décor : chez Yasmina, un restaurant marocain sis dans le Marais. Dans la salle, Simona et Marco s’apprête à déguster ce plat, le couscous en vertu du principe des sondages étant le plat préféré des Français, vraiment typique et synonyme de dépaysement. Soudain le regard de Simona est attiré par un jeune homme qui s’apprête à déjeuner seul. Son aspect physique lui rappelle quelqu’un mais elle est incapable de se souvenir de qui. La serveuse leur apporte les plats, puis elle se ravise, l’emmène au jeune homme seul (le lecteur apprendra qu’il s’agit de Maromme), pour enfin les déposer sur la table d’un troisième personnage de type maghrébin, bon chic bon genre, qui n’est autre que Moncef. Avec dextérité et emphase, la serveuse soulève les couvercles et posée sur le couscous surgit une main. Evidemment ce genre d’ingrédient n’est pas une composante du tajine, et c’est un peu l’affolement général.
En attendant que la serveuse apporte les fameux plats, Maromme pense à la rencontre qu’il a faite peu de temps auparavant, la belle Maria Loriano, qui désirait le rencontrer au sujet de son enquête mais également pour lui parler de son père, décédé dans des circonstances mal définies. Ce n’est pas tant qu’elle regrette son géniteur puisqu’elle ne l’avait pas vu depuis des années, ayant fugué à son adolescence, mais à cause d’un carnet qu’elle a récupéré par la suite. Une sorte de testament sur lequel il a rédigé des lettres qu’il destinait à sa fille mais qu’il ne lui avait jamais envoyé. La dernière page ne comporte que deux mots : Madame Courage. Or c’est le surnom donné à une nouvelle drogue qui fait fureur du côté de Barbès. Quant au père, il était un entrepreneur très influent dans les états du Nord de l’Italie, et son décès pourrait être lié avec ses activités. Or Maromme qui n’a pas de nouvelles de Maria croit reconnaître la main de la jeune femme déposée sur le couscous. C’est d’un bon goût !
Moncef lui revoit en pensée les mois qu’il a passé aux côtés de Nabil, son entrainement, ses rapports avec le commandant et à la mission qui lui a été confiée.
Naturellement ces trois personnages principaux, et quelques autres qui tiennent une place prépondérante, vont être amenés à se croiser, à plusieurs reprises, dans des conditions souvent hasardeuses et plus ou moins tragiques, dangereuses, et avouons le emberlificotées. Car si la drogue s’invite dans ce scénario, une drogue utilisée dans les années 90 par les commandos de l’armée algérienne durant ce qui sera surnommée la sale guerre, d’autres composantes s’infiltrent comme la finance internationale via la corruption et la violence qui régissent le comportement de notre société.
Pas question de passer une page, un paragraphe ou une ligne, sinon le lecteur risque d’être déboussolé, tant l’intrigue est complexe, foisonnante et riche en rebondissements. Serge Quadruppani qui est aussi le traducteur d’Andréa Camilleri n’hésite pas à faire référence à l’auteur sicilien, et continu son exploration des affaires véreuses italiennes dont la Mafia est l’instigatrice presqu’au grand jour.
A lire du même auteur, avec Simona Tavianello dans le rôle principal : Saturne et La disparition soudaine des ouvrières.
Serge QUADRUPPANI : Madame Courage. Editions du Masque. 280 pages. 18€.