- Ce n’est pas risqué de tester un vaccin encore expérimental sur des êtres humains, même si ce sont des détenus ?
- Ce ne sont pas des détenus, seulement des Polonais. Et les Polonais ne sont pas des êtres humains, coupa le Dr Gräfe.
En ce mois d’avril 1943, le professeur Eugen Haagen est décidé à quitter la faculté de médecine de Strasbourg et à continuer ses recherches et ses expériences de virologie au camp de Natzweiler-Struthof. Déjà reconnu mondialement dès le début des années 1930 pour ses travaux sur les virus et la vaccination, après avoir obtenu un contrat à la fondation Rockefeller de New-York, avoir été nobélisable pour ses recherches scientifiques, travaillé dans un Institut à Berlin, il veut poursuivre ses études sur le typhus puis d’autres maladies contagieuses et élaborer un vaccin, non plus à base de bacilles morts mais vivants.
Indisposé par les sarcasmes et les railleries du professeur Jensch, spécialisé en neuropsychiatrie, qui ne ménage pas ses insinuations sur une possible homosexualité, Haagen rejoint donc le camp de Schirmeck, une annexe de Natzweiler-Struthof, avec la recommandation de Heinrich Himmler. Pourtant le professeur August Hirt, spécialiste d’anatomie, n’était pas chaud. En effet si Haagen est membre du parti nazi, il est militaire à la Luftwaffe et non membre des SS. Le professeur Hirt est très à cheval sur les principes comme il le rappelle à Himmler : Pourtant les consignes, que vous avez rappelées dernièrement, insistent sur l’obligation d’interdire les camps à toute personne non-SS. A quoi Himmler répond : Nous entrons dans une phase de purification raciale dont le secret doit être gardé impérativement. Seule la SS, l’élite de l’élite, est à même de remplir cette mission. Pour Haagen, nous devons faire une exception. Il aura besoin de cobayes humains pour tester l’efficacité de ses vaccins. C’est une condition pour qu’il ait des résultats au plus vite.
Haagen se révèle un homme distant, hautain, froid, méthodique, imperturbable, flegmatique, dépourvu de sentiment sauf en certaines conditions. En effet afin de mener à bien ses expériences concernant le typhus, de la fièvre jaune, il obtient des cobayes humains, des Polonais, d’où la réflexion placée en accroche de cet article. Mais ces détenus, malades, amoindris, affaiblis, ne résistent pas aux expériences et il fait appel à d’autres sujets, mais il les veut en bonne santé. Evidemment tout est relatif. Ce seront des Juifs, des Tziganes, des Russes. Mais pour cela il demande à ce que son « matériel » soit nourri correctement, au grand dam du responsable du camp et des geôliers.
Une fournée de tziganes est proposée. Ces Tziganes, Allemands naturalisés et issus des forces militaires allemandes, ont été emprisonnés car ne se conformant pas aux critères exigés pour être considérés comme appartenant à la race aryenne. D’ailleurs entre les professeurs Hirt et Haagen, s’établit, non pas une forme de complicité mais une communion de pensée :
- En conséquence, si cela peut sauver notre peuple, il est tout à fait légitime de sacrifier des vies de races inférieures. Vous êtes d’accord, Haagen ?
- Bien sûr que je suis d’accord, je vous l’ai bien prouvé. Je suis prêt à sacrifier sans hésitation et sans faiblesse des centaines d’êtres de races inférieures pour sauver une vie allemande.
Eugen Haagen est arrêté en avril 1945 par les Américains. Les organismes en chasse d’armes nouvelles et de savants nazis étaient fort intéressés par le virologue mais ses travaux n’étaient pas aussi aboutis qu’il le prétendait. Utilisé comme témoin à charge dans le procès des médecins de Nuremberg, il est libéré le 15 juin 1946. Mais à la mi-novembre il est contrôlé par l’armée britannique qui possède un dossier fort accablant à son encontre et il est remis en janvier 1947 aux autorités françaises. Brigitte Crodel, sa fidèle assistante, secrètement amoureuse de lui, tente par tous les moyens de le dédouaner, en vain. Haagen attend durant six ans son procès qui débute le 16 mars 1952 à Metz. Le 24 décembre 1952 il est condamné aux travaux forcés à perpétuité, mais le procès est cassé un an plus tard pour vice de forme. Rejugé par le tribunal de Lyon en mai 1954, il écope de vingt ans de réclusion. Des voix officielles s’élèvent pour demander l’oubli, et en septembre 1955 il est amnistié et libéré. Il épouse enfin Brigitte Crodel et après avoir travaillé de 1956 à 1965 au centre fédéral de recherches de Tübingen sur les maladies virales des animaux, il meurt en 1972.
Le professeur August Hirt, qui apparait rapidement dans la première partie de ce récit documentaire, est traité longuement dans la deuxième partie du livre.
Hirt vitupère violemment. Il possède une impressionnante collection de crânes humains mais il se désole car il lui en manque une catégorie. Je n’ai pas de crânes de Juifs ! Personne n’en a ! C’est inimaginable ! Mon Institut d’anatomie et les musées regorgent de crânes de singes, d’australopithèques, de néandertaliens, de sauvages des cinq continents, de nègres, d’Arabes, de Chinois, de Japonais, autant comme autant, mais nous n’en avons pas de Juifs. On parle continuellement d’eux, on croit les connaître, et je découvre qu’il n’existe aucune, je dis bien aucune, collection représentative de leur race.
Ce ne sont pas les représentations imagières, les caricatures et autres dessins datant de plusieurs siècles que lui propose le docteur Lehmann qui l’intéressent. Il veut du concret. Cela devient urgent car selon Heinrich Himmler bientôt tous les Juifs auront été rayés de la carte européenne. Et il lui en faut, afin d’affiner ses calculs, ses classifications, afin de pouvoir les débusquer malgré les mixités qui se sont opérées depuis des décennies. Le meilleur moyen selon lui d’en posséder, c’est de s’attaquer aux commissaires politiques russes, des commissaires judéo-bolchéviques. Après les avoir ausculté sous toutes les coutures, peu lui importe quel sera leur avenir. De toute façon ils n’auront pas d’avenir. Car le professeur Hirt, parallèlement à sa phobie, ses envies et ses recherches, travaille sur l’ypérite, ou gaz moutarde (qui pour la petite histoire a été amélioré et exploité par les laboratoires Bayer, lesquels sont à l’origine par le jeu des alliances et rachats de laboratoires, de médicaments tels que l’Aspirine, mais surtout de pesticides dont le plus connu est le Gaucho). Le professeur Hirt est vivement encouragé par Heinrich Himmler à développer ses recherches, lui promettant de le couvrir en cas d’incidents. Mon Reichsführer, je n’ai pas besoin d’être couvert. J’assume entièrement. Je suis un SS, j’adhère à toutes nos valeurs. S’il le faut, pour sauver ne serait-ce qu’un Allemand, je suis prêt à sacrifier un millier de sous-hommes.
Le troisième volet de cet ouvrage est consacré à Otto Bickenbach, virologue et professeur de biologie à l’Université de Strasbourg, et qui réalisa des expériences sur des détenus de droit commun et des tziganes au camp de Natzweiler-Struthof, utilisant lui aussi la trop malheureusement célèbre chambre à gaz.
Je ne saurais souligner l’importance de cet ouvrage, qui comporte un cahier iconographique, à une période où les valeurs d’humanisme se perdent, où les voix racistes et négationnistes se font entendre de plus en plus fortement. Je ne sais si cela a été fait, mais je suggère à l’auteur, Serge Janouin-Benanti, d’en envoyer au moins un exemplaire à, par exemple, Dieudonné, à la famille Le Pen, au président-candidat et au ministre de l’Intérieur. Nul doute que cette lecture leur serait profitable, à moins que trop engoncés dans leurs idées, ils ne soient pas capables de réfléchir à leurs actes et à leurs paroles.
Serge JANOUIN-BENANTI : Si ce sont des hommes… Médecins de la mort au Struthof. Editions L’Ápart. 300 pages. 20€.