Des tripes à la mode de quand ?
En moins de temps qu’il m’en faut pour l’écrire, Vincent a tout perdu même ses illusions. Sa femme l’a mis dehors, sa fille n’a rien dit, et il n’a d’autre ressource que d’aller se réfugier chez ses parents. Il aurait pu être dentiste comme son père, il avait choisi une autre voie que son père avait acceptée, mais il s’était laissé aller et vivait aux crochets de Marie. Alors il lui faut bien s’occuper, se faire un peu d’argent de poche, et il trouve un travail en général dévolu aux retraités ou en complément de sale air, de salaire pardon : la distribution de prospectus.
La publicité sans adresse ne nourrit pas son homme mais bon, soixante-dix euros pour trois jours de travail, de dur labeur, c’est moins que rien mais déjà quelque chose. Parce qu’il faut d’abord préparer les liasses d’imprimés, dans un hangar, puis aller les distribuer dans les réceptacles prévus à cet effet, et en ne tenant pas compte des indications posées dessus, genre Stop à la pub. Donc distribution à pied dans les boites aux lettres et interdiction de les mettre en tas quelque part, car des repères peuvent permettre de retrouver rapidement l’indélicat.
C’est ainsi que Vincent fait la connaissance de Carell, un individu à verticalité presque réduite et affligé d’une surcharge pondérale. Un peu niais aussi, à l’esprit manquant de vivacité, obtus presque. Mais Carell a des ressources insoupçonnées. Alors qu’il croise Vincent dans la rue, circulant en véhicule, il heurte le trottoir, et un pneu d’esquinté, une jante démantibulée (ce qui permet d’affirmer que ce roman est déjanté). Nonobstant ce petit inconvénient, car Carell avait une proposition à faire à Vincent, il lui demande de patienter et revient quelques minutes plus tard à bord d’une voiture rouge vif quasiment neuve. Il argue que c’est sa mère qui lui a prêté l’engin mais Vincent est dubitatif. Puis direction la forêt de Cadaujac. Là, malgré les protestations de Vincent, Carell sort les prospectus du coffre, et il y met le feu. Evidemment la flambée prend joyeusement, et les deux compagnons n’ont plus qu’à retourner à leur base. Les choses se compliquent, car un hélicoptère les survole, ils passent devant une école dont les gamins n’ont pas manqué de les repérer à l’aller puis au retour.
Commence alors une longue cavale qui les emmène de Bordeaux à Montélimar, quatre mille kilomètres en tricotant des pneus, changeant de véhicule plus souvent que de chemise, et s’aliénant quelques conducteurs vindicatifs dont le propriétaire d’une R16 de collection. Mais d’autres personnages comme la serveuse d’un café perdu en pleine cambrousse, âgée d’au moins soixante-dix ans mais qui ne les parait pas, presque, malgré ses varices qui dessinent sur ses cuisses des rivières sur une carte de géographie musculaire. Pourtant Carell lui fait sa petite affaire, à moins que ce soit le contraire, à la grande satisfaction des deux partenaires. Durant les ébats parce qu’après, comme Carell lui a chouravé la banane qui contenait l’argent des consommateurs, elle n’a pas apprécié puisque normalement c’est lui qui aurait du payer sa consommation.
Ou encore le gourou d’une secte dite Nibiri, qui se fait appeler Sire, prônant l’arrivée d’une étoile, ou astéroïde, ou quelque chose comme ça dans peu de temps et pour l’instant cachée derrière le soleil. Et tout ce petit monde là, dont les adeptes de Niribi, sont aux trousses de Vincent et Carell, qui en voiture, qui en moto.
Et s’ils étaient les seuls à vouloir les intercepter ! Car Carell n’est vraiment pas finaud. Pour voler des cartes bleues qui servent à payer l’essence et l’alimentation, dont il connait les numéros de code sans se tromper, c’est un as. Pour voler des véhicules aussi. Pour les démarrer sans clé, je précise. Car il s’empare vraiment de n’importe quoi. Une fois c’est à bord d’un véhicule de la gendarmerie qu’il revient. Et ce genre de bévue ne fait pas vraiment rire Vincent. Une autre fois, le pick-up d’un agent de l’Office des Eaux et Forêts. A croire qu’il ne sait pas lire.
Louvoyant de gauche et droite, partant de Bordeaux en passant par la Creuse, la Corrèze, Le Lot et Garonne, l’Aveyron, la Drôme, j’en oublie sûrement, au son des différents autoradios ou lecteurs de cassettes dont sont équipés les tableaux de bord, écoutant ou chantant aussi bien du Dave Bubeck, du Lalo Schiffrin, du Bill Evans, Du Prokofiev, du Hugues Auffray, du Jacques Lantier, du Johnny Halliday (qu’est-ce qu’ils peuvent lui casser du sucre sur son dos à ce quasi septuagénaire qui gagne son argent en France mais est domicilié à l’étranger), du Gustave Mahler, du Messian, du Michel Berger ou encore Chopin et Liszt, liste non exhaustive dans vous pourrez retrouver la liste en fin de volume(sonore), les embûches, les embuscades, les sueurs froides, les départs précipités, les rencontres inopinées, comme celle du gendarme qui a fréquenté les mêmes bancs de l’école que Vincent plus jeune, ne manquent pas.
Un roman qui ne respecte pas les limitations de vitesse, déboitant sans prévenir, effectuant des queues de poisson, des retours en arrière imprévus, des franchissements de ligne continue, souvent, et même lors des pauses, le moteur continuant à ronronner, tenant en haleine le lecteur ébaubi. Et dire qu’il y en a qui ne jurent que par les Américains. Alors qu’on puisse le comparer à James Hadley Chase dans ses romans les plus noirs et les plus décalés, à Don Westlake et dans une certaine mesure à Jim Thompson (non, les références ne sont pas trop hardies), je veux bien. A d’autres aussi pourquoi pas. Il y aura toujours une paternité et une filiation en littérature, assurées ou non, mais chacun d’eux possèdent leur propre univers, et Sébastien Gendron assume le sien. Fils de Personne (comme se nomment les membres et le gourou de Niribi) Gendron fait partie de la génération spontanée. Je n'ai pu toutefois m'empêcher penser, à certains moments, à John Steinbeck et plaquer l'image de Lenny dans Des Souris et des Hommes sur celle de Carell.
Voir également l'avis de Pierre sur Black Novel.
Sébastien GENDRON : Road Tripes. Editions Albin Michel. 288 pages. 17€.