Le canard au sang à la rouennaise !
Très malade, d’ailleurs ses proches et ses ennemis pensent qu’il n’a plus que quelques mois à vivre, Paul-Henry Sternis revit lorsqu’il se rend dans son fief : le quotidien régional Normandie, qu’il dirige depuis plus de vingt-cinq ans avec opiniâtreté. Rien ne l’arrête, pas même un ascenseur en panne. Dans ce cas, Oscar son chauffeur, le prend dans ses bras et le monte jusqu’à son bureau où il rédige l’éditorial du jour.
Sans qu’il le sache, l’avenir s’assombrit, et pas seulement à cause de son cancer qui lui ronge les os. A la fin de la guerre, ce fils d’imprimeur avait repris les locaux d’un journal d’avant-guerre, disparu avec la Libération, avait créé Normandie avec ses fonds et ceux de quelques comparses, et avait réussi à force de pugnacité, à l’imposer comme le quotidien régional de référence.
Seulement les frères Gosselin, mandaté par Fondelais qui réside en Suisse, tentent de circonvenir quelques-uns des actionnaires en leur offrant une somme pharamineuse. Ainsi ils contactent des éléments faibles d’une partie des actionnaires, tels que Franck Grainville, surnommé Bayard lorsqu’il était chef du réseau Libération-Nord de la Normandie et un des premiers décorés nationaux de la médaille de la Résistance et qui après ses heures de gloire est devenu une épave, ou des boutiquiers comme Pétrel, le grainetier pétri de dettes ou Trimblot le boucher qui rêve d’ouvrir une seconde boutique. Comme refuser cent-cinquante mille francs de 1971 par action alors qu’en 1945 ils n’avaient déboursé que trois cents francs par part. La garde plus ou moins rapprochée de Sternis, mis au courant de ces démarches déloyales veulent faire front. Raoul Clairot, d’abord, qui n’est plus qu’un mort en sursis, lui aussi, ou Max Fortin, ou encore Madeleine Cahour, surnommée Castor lorsqu’elle aussi faisait partie de la Résistance.
Un bras de fer s’engage d’autant que Sternis a toujours déclaré qu’il ne tomberait jamais dans les travers d’un capitalisme à dividendes.
Ce roman, dont l’action se déroule à l’orée des années 1970, ne relate pas le travail de journalisme, mais de cette guerre de tranchées financière, alors que des personnages sulfureux tentaient, et réussissaient, une main mise sur les journaux de province, afin d’agrandi un empire au mépris de l’éthique. Les différents protagonistes sont issus soit des rangs de la Résistance, soit d’anciens collaborateurs plus ou moins blanchis. Et sous couvert de fiction, Philippe Huet met en scène Robert Hersant, sans jamais le nommer, et ses méthodes pour le moins douteuses.
Les conflits larvés, les rivalités et les rancœurs, les jalousies, remontent à la surface. Certains n’ont jamais accepté que Sternis soit le patron du journal, le considérant comme un usurpateur, alors que d’autres pensaient, espéraient pouvoir tenir en main cet organe médiatique. D’autant qu’entre Résistants et collaborateurs, rien n’a jamais été vraiment effacé. Une rétrospective sur un monde à part, le quatrième pouvoir, alors que les quotidiens se vendaient encore bien, n’enregistrant qu’un début de déclin qui ira en croissant. Depuis, bon nombre de titres ont disparu des kiosques, soit par les rachats, les fusions, soit par manque de lecteurs et donc de financement. Un roman, qui se veut également document, vu par l’œil exercé et impitoyable d’un ancien journaliste qui a connu ces bouleversements, ces manœuvres déloyales et délictueuses, qui sonnaient le glas des années bonheur.
La tranquillité provinciale n'est qu'un leurre.
A lire également l'avis de Claude Le Nocher sur son blog : Action-Suspense.
Voir mon portrait de Philippe Huet et lire également Les démons du Comte ainsi que Le monde selon Hersant.
Philippe HUET : Nuit d’encre. Albin Michel. 240 pages. 16,50€.