L’année des méduses.
Acquargento, quelque part dans le Cap Corse. Cela fait tout drôle d’y revenir vingt ans après. La vieille maison abandonnée a souffert, comme l’on dit, des outrages du temps. Il va falloir tout nettoyer, réparer, se débarrasser des bricoles qui étaient déjà hors d’usage ou qui se sont détériorées, les jeter ou les brûler, se réapproprier l’endroit, l’assainir. Mais pour l’instant ce sont les souvenirs qui affluent en masse et vous oppressent, l’accrétion de votre mémoire se focalise sur un petit canard mécanique au duvet râpé, mité, rouillé, grippé, retrouvé dans un placard.
La dernière fois que vous êtes venue à Acquargento, vous aviez seize ans, une apparence d’adolescente gothique androgyne, un peu rebelle. Durant sept années à la même période vous débarquiez dans cette maison, installée dans la routine. Vous étiez entourée d’un père qui passait ses journées à retaper l’intérieur, à monter des murets, à décliner le jardin en terrasses successives, d’une mère occupée à soigner ses fleurs, ses arbres fruitiers, à préparer des conserves, des confitures.
Vous ? Vous étiez seule, baladeur sur les oreilles, Nick Cave et quelques autres en boucle, descente à la plage située cinq kilomètres plus loin, plus bas.
Vous aviez neuf ans lorsque vos parents se sont entichés de cette maison perdue dans la nature. Avant, les vacances estivales, deux mois, s’échelonnaient de location en location. Et puis le coup de foudre et tous les ans, voiture bondée de cartons emplis de vieilleries, on ne sait jamais, cela peut toujours servir, direction Acquargento, sa chambre bleue, sa chambre jaune, sa chambre rose, la vôtre. Puis vous avez demandé à investir une pièce dans les combles, avec une vue magnifique sur la mer. Un régal pour vos yeux d’artiste, vous qui aimez reproduire vos impressions à l’aide de crayons, de fusains.
L’année de vos seize ans, bouleversement dans les habitudes. Votre sœur Hélène débarque à l’improviste accompagnée de sa fille Léa, un an, un bébé qu’elle a eu toute seule. Vous ne vous êtes jamais senties proches, complices. Forcément, douze ans de différence, cela compte et lorsque vous avez été en âge de pouvoir jouer avec Hélène, de passer vos vacances ensembles, votre sœur était partie afin de suivre des études d’infirmière, ici, là, ailleurs, déménageant sans cesse.
Et vous, Anna, vous avez poussé seule, entre deux ou trois copines, des cours de danse, même pas d’amoureux pour relever, pimenter vos journées. Petit coquelicot fragile monté en graine, déjà fané.
L’intrusion d’Hélène possède un avantage non négligeable, car la petite Léa vous conquiert et vous adopte immédiatement sans que vous soyez obligée de bêtifier. Un grand sourire franc, ravageur, de petits bras potelés qui se tendent vers vous, une démarche pataude lors de crapahutages sur la terrasse recouverte de dalles de pierre posées de guingois, ou sur le sable. La surveiller lorsqu’elle approche trop près de l’éboulis, là où le muret n’est pas fini d’être édifié, ne pas trop s’éloigner.
En arrivant Hélène s’est répandue en récriminations, critiquant le danger potentiel de l’éboulis, des murets, des prises électriques, de l’escalier, tout un tas de récriminations dont vos parents sont forts marris. Après tout c’est Hélène qui s’est invitée ! Vous vous posez des questions, car enfin, Hélène, pourrait s’en occuper un peu de Léa, au lieu de farnienter au soleil.
Un vrai contraste vous deux. Vous, Anna la gothique filiforme, elle Hélène la bimbo blonde aux chairs épanouies. Et puis Hélène ne s’adresse à vous que pour vous balancer des piques, des paroles blessantes, dégradantes. Jamais de gentillesse. Vous êtes comme chat et chien et les parents qui ne se rendent compte de rien, ou qui ne veulent pas, trop occupés à vaquer ici et là, et le père à cuver le soir les quelques bières ingurgitées de trop dans la journée.
Il fait chaud, très chaud, et Léa attrape un rhume, une rhino, une bronchite, quelque chose comme ça. Alors Hélène l’infirmière s’affole, sans s’affoler, se rend chez le médecin, un jeune homme très bien, achète les médicaments prescrits, le rôle normal d’une maman poule. Sauf que vous êtes quand même étonnée lorsque vous découvrez, par hasard, en fouillant dans la valisette de toilette d’Hélène, mais était-ce vraiment fouiller, que la pharmacopée est toujours dans ses emballages intacts. Seule la bouteille de sirop antitussif est largement entamée. Un premier incident suivi d’autres dont celui de la méduse. Les voisins de plage avaient prévenu, mais Léa s’était éloignée seule vers l’eau. Une méduse s’est amusée à la chatouiller, Hélène à brailler et vous Anna êtes restée médusée.
Un drôle d’été que cet été de vos seize ans, et ce n’est pas le bel éphèbe, Italien ou Russe, accompagné d’une femme nettement plus âgée que lui, mutiques tous les deux, qui fixent l’horizon, qui va colmater les brèches qui s’installent dans votre cerveau quant au comportement versatile, lunatique, de votre sœur. Comme si elle possédait deux personnalités, comme si elle jouait un double rôle de spectatrice et de mère éplorée.
Oui, un drôle d’été, l’année des méduses, et du petit canard mécanique au duvet râpé avec lequel jouait Léa.
A découvrir, si vous le souhaitez, l'avis de Pierre sur Black Novel.
Marie Neuser : Un petit jouet mécanique. Editions L’Ecailler. 160 pages. 17€.