Et dire que ce manuscrit dormait depuis des décennies dans un vieux dossier !
Dans sa postface Charles Ardai narre le parcours de ce manuscrit, parcours qui à lui seul est un roman pour une œuvre qui a connu de nombreuses versions avant celle publiée et qui est considérée comme définitive et ultime.
A vingt et un ans, Joan Medford enterre son mari à Hyattsville dans le Maryland. Celui-ci s'est tué en embrassant un pilier de pont à bord de son véhicule. Depuis son mariage forcé avec Joan qui était enceinte, il s'était mis à boire et tapait aussi bien sur son gamin âgé de trois ans, Tad, que sur Joan. Alors on ne peut pas dire qu'elle le regrette. Toutefois la famille de Ron et sa soeur Ethel lui en veulent. Ils laisseraient même sous-entendre que cet accident a été provoqué. D'ailleurs Ethel, qui suite à une opération ne peut plus enfanter, a décidé de s'accaparer le gamin. Dans un sens cela arrange quelque peu Joan.
En effet, si elle hérite de la maison de son mari, elle hérite également de l'hypothèque. Et il lui faut trouver un travail car les factures s'accumulent. Celles d'électricité, de gaz, de téléphone. Et si elle veut bénéficier des bienfaits du progrès il lui faut régler ce qu'elle doit aux différentes compagnies. Elle est en train de penser à cet avenir qui n'est guère réjouissant lorsque deux policiers frappent à sa porte. Le sergent Young et l'agent Church. La personnification du Bon et du Méchant. Church malgré qu'il ne soit que le subordonné de Young recherche la petite bête, déclarant que la mort de Ron est suspecte et qu'il veut dans le doute faire exhumer le cadavre à des fins d'autopsie. Young met de la graisse dans les rouages, compatit, et propose même à Joan de se présenter au Garden of Roses, un bar restaurant, la propriétaire recherchant une serveuse.
Malgré son manque d'expérience, Joan possède quelques atouts physiques qui plaident en sa faveur, une poitrine conséquente et des jambes longues et fines, et elle est embauchée immédiatement. Elle se lie rapidement d'amitié avec Liz, l'autre serveuse plus âgée qu'elle qui lui fournit les ficelles du métier. Deux boutons déboutonnés du corsage, le client est appâté. Les effets ne sont pas longs à se faire ressentir. Monsieur Earl K. White, troisième du nom, lui laisse un pourboire extravagant, et le lendemain elle peut procéder au règlement de quelques factures urgentes. Monsieur Earl K. White n'est plus du tout de première jeunesse et une angine de poitrine le tarabuste. Elle s'en rend compte lorsque se penchant un peu trop vers lui, trois boutons du corsage non attachés, il commence à rougir mais pas comme un adolescent boutonneux. Il suffoque et reprend sa respiration avec difficulté. Mais ils partagent quelques points communs. Monsieur Earl K. White est veuf depuis cinq ans, conseiller financier spécialisé en placements et investissements et malgré sa fortune il se sent seul.
Mais un autre client l'accapare également. Tom, qui lui servit de soutien lors de la cérémonie funèbre en remplacement d'un copain indisposé, lui fait comprendre qu'elle ne lui est pas indifférent. Seulement, il a le tort de l'emmener un soir dans une boite sélect et huppée qui pratique la fourniture de jeunes femmes pour âmes esseulées.
Joan est partagée par son attirance envers Tom et l'attirance de son portefeuille envers Monsieur Earl K. White III. C'est bien là tout le problème.
Le personnage de Joan, qui n'est âgée que de vingt et un ans, ayant eu sa première relation sexuelle à dix-sept ans avec pour résultat un gamin, est complexe. Elle ne connait pas grand-chose de la vie, et ne pense qu'à l'avenir de son enfant. Ce qui l'amène à se montrer naïve et roublarde à la fois. Mais ce n'est pas pour autant qu'elle aguiche les hommes dans un but lucratif, ou si elle le fait c'est presque inconsciemment. Elle ne veut pas se vendre et prodiguer ses charmes comme une simple fille de joie. Pourtant aux yeux de tous, elle agit comme une opportuniste qui accepte la demande en mariage de Earl K. White.
La couverture annonce la couleur : ce roman est très ancré années 50. Plutôt fin des années 1950 puisqu'à un certain moment la narratrice, Joan, regarde une émission en couleurs à la télévision. Un procédé révolutionnaire qui commença à envahir les foyers dès 1954, créé par Henri de France, mais rares étaient les foyers qui pouvaient en disposer. De même est évoqué un médicament très utilisé dans les années 50 et 60 destiné à lutter contre les états nauséeux et comme sédatif. Or il semblerait que si ce médicament fut mis sur le marché dans de nombreux pays dont l'Allemagne et la Grande Bretagne, il n'était pas commercialisé en France et aux Etats-Unis, mais fut distribué toutefois à vingt mille patients environs. Enfin certaines scènes sont narrées de façon nettement plus suggestives que de nos jours et cela peut faire sourire, mais en même temps cela relève d'une courtoisie envers la gent féminine, même si celle-ci n'hésite pas à employer des mots plus crus et directs.
Ainsi Joan et Liz portent en guise de tenue de travail des shorts en veloutine avec des collants et lorsqu'il fait chaud, cela provoque quelques inconvénients : Joanie, je ne veux pas te paraître indiscrète mais tu ne te sens pas un peu... moite ? Dans certaines parties intimes ? Qu'on ne mentionne jamais en public mais qu'entre filles on appelle l'entrejambe ?
Une petite erreur, mais cela arrive à tout le monde, s'est glissée dans la traduction : page 254 le sergent Young se présente à Joan mais à partir de la page 258 il devient l'agent Church.
Quarante, cinquante, soixante ans après ses grands succès, Le facteur sonne toujours deux fois, Assurance sur la mort ou encore Mildred Pierce, le charme vénéneux des romans de James M. Cain agit toujours sur l'esprit du lecteur.
James M. CAIN : Bloody Cocktail (The Cocktail Waitress - 2012. Traduction de Pierre Brévignon). Postface de Charles Ardai. Editions de l'Archipel. Parution 20 août 2014. 302 pages. 21,00€.