En ce temps là…
Jabel Gozh a réussi à force de volonté et de courage. Pourtant dans sa jeunesse elle a connu plus souvent qu’à son tour les privations. Des âmes charitables lui ont procuré, ainsi qu’à sa jeune sœur, la pitance nécessaire à leur survie. Puis elle a connu le labeur de la ferme, l’enseignement auprès des “ bonnes ” sœurs, s’est délivrée du joug d’une famille hospitalière mais pas souvent reconnaissante des efforts fournis et du travail effectué, s’est mariée avec un jeune homme du village, sérieux et travailleur, qui décèdera au bout de quelques années, des suites du gaz inhalé sur le front lors de la Première guerre mondiale, la laissant avec deux enfants en bas âge.
Quittant sa Cornouaille natale elle s’exile en Touraine pour revenir quelques années plus tard avec en poche un petit magot qui lui permet d’acheter une ferme. Fanch, son fils, sera, lui aussi, dur au travail et se comportera en despote envers ses ouvriers, ne supportant aucun manquement. Jeannette la fille épousera un gars de la ville, un fonctionnaire, ne supportant plus les remontrances d’un frère qui refuse de voir la réalité en face et le modernisme gagner les régions rurales françaises. Fanch se marie avec Adeline, une jeune femme simple, douce, effacée, et ont ensemble trois filles qui ne demandent, l’âge venant qu’à se débarrasser du carcan familial. Fanch est aveugle et ne se rend pas compte qu’il se conduit en despote, qu’il détruit la cellule familiale par son obstination, son entêtement. Le temps a passé et la famille, la jeunesse, les ouvriers, ne veulent plus être considérés comme des esclaves mais bien comme des personnes humaines à part entière.
Avec cette chronique et critique sociale, ce tableau d’une Bretagne de la fin du XIXème siècle ancrée dans les traditions séculaires et qui mute profondément et inexorablement, ce nouveau roman noir rural d’Hervé Jaouen nous ramène à une partie de notre jeunesse. Avec les profondes transformations que nous avons connues, (subies ?). De 1892 à nos jours, nous suivons le destin de trois générations avec pour chacune ses valeurs, ses aspirations, ses besoins d’indépendance, ses envies. Hervé Jaouen nous délivre un roman âpre, dur, réaliste, véritable reflet d’un passé pas si lointain. Avec en toile de fond l’emprise inéluctable, parfois impitoyable, du modernisme économique rejeté par certains, apprécié par d’autres.
A lire du même auteur : Flora des Embruns et Le fossé, ainsi qu'un entretien en deux parties avec Hervé Jaouen.
Hervé JAOUEN : Les filles de Roz-Kelenn. Editions Pocket Terroir. (Réédition de Collection Terres de France ; Production Janine Balland/Presses de la Cité). 384 pages. 6,70€.