Il n’a pas pété les plombs, c’est en entier que le transfo interne a explosé !
Être bardé de diplômes n’est pas gage de réussite professionnelle, Jean-Luc Gouézec peut en témoigner. Pourtant son avenir semblait flamboyant comme une aurore rayonnante au dessus d’un pic montagneux. Bientôt cela va se convertir comme un coucher de soleil baignant dans des eaux rougeoyantes, sanglantes.
Pour raconter objectivement la rencontre avec celui qui deviendra son amant puis le père de ses enfants, narrer la montée foudroyante puis la longe descente aux Enfers de Jean-Luc, il fallait la plume impartiale de Delphine qui a vécu et subi les événements, d’abord sans trop y croire puis a bien été obligée de se faire une raison du déraisonnable.
Si Jean-Luc est issu d’une famille bourgeoise, père proviseur, mère agrégée, Delphine est le rejeton de modestes employés municipaux. Cette différence de statut social n’entrave en rien leur amour. A peine sorti haut la main d’une école de commerce, Jean-Luc s’est vu proposer une situation mirifique, la création d’un centre d’appels téléphoniques, financée par un fonds de capital-risque, dont il serait le directeur promoteur. Le local est déjà loué, il ne lui reste plus qu’à peaufiner le projet : sélectionner avec rigueur et embaucher une vingtaine d’opérateurs, solliciter les subventions auprès des pouvoirs publics, démarcher des clients potentiels, faire tourner l’entreprise en dégageant un maximum de bénéfices. Alors, afin d’acquérir une assise plus conforme à ses ambitions, il propose le mariage à Delphine qui travaille dans un collège brestois, une cérémonie qui se déroule uniquement à la mairie et se développe en fête païenne, sous les regards réprobateurs de la famille Gouézec, puis il s’attelle à la tâche qui lui a été confiée.
Il se voyait déjà en haut de l’affiche sauf que celle-ci glisse inexorablement le long du mur pour se retrouver dans le caniveau. Son commanditaire n’était qu’un aigrefin qui s’est volatilisé avec les fonds recueillis, et Jean-Luc se retrouve boulette de papier jetée dans une corbeille. Le couple est obligé de déménager, de s’installer dans un quartier nettement moins huppé, de végéter. Heureusement Delphine a gardé son emploi. Mais le pigeon plumé reste au nid, démoralisé, désenchanté, découragé, désœuvré. Et pour remonter la pente il ne trouve rien de mieux que de se laisser aller, soignant sa déprime au cannabis, se rendant chez madame ANPE comme on se rend au cimetière en invité surprise. Et les petits boulots qu’on lui présente ne l’intéressent pas, madame ANPE et lui ne partagent pas les mêmes valeurs.
Les mois passent, Delphine pense à la séparation, au divorce, et dans le même temps estime que la venue d’un enfant au foyer permettrait à Jean-Luc de se stabiliser, de lui trouver un pôle d’attraction, de le remotiver. Et c’est dans cette ambiance délétère que nait le petit Maël. Tout n’est pas perdu, car les parents de Jean-Luc, qui possèdent de nombreuses relations influentes, travaillent en sous-main pour l’aider à rebondir. Pas tant pour lui, qui se montre odieux, mais pour leur belle-fille qu’ils estiment et leurs enfants. Ils lui fournissent la possibilité d’entrer dans une société de courtage basée à Vannes. Au départ Jean-Luc est réticent mais il se plie devant les arguments avancés. Seulement il possède sa fierté et au bout de quelques années, il ne supporte plus d’avoir un supérieur hiérarchique, surtout une femme. Et à nouveau cela se dégrade. Il implose lorsque, après avoir envoyé une demande de graphologie à la responsable de la rubrique du journal local, il reçoit cette réponse : Personnalité complexe et complexée. Inhibitions diverses et obsessionnelles, et leur contraire : surestimation de l’égo. Dénuée de sentiments positifs à l’égard d’autrui, une nature déplaisante, rigide et dominatrice. La personne devra s’amender si elle veut devenir plus fréquentable.
Alors il va écrire, écrire encore, envoyant ses récriminations du bas de l’échelle jusqu’au plus haut, et son cerveau va court-circuiter.
Hervé Jaouen, délaissant sa saga familiale qu’il reprendra peut-être un jour (Les filles de Roz-Kellen, Ceux de Ker Askol, Les sœurs Gwenann et Ceux de Menglazeg) revient aux fondamentaux, une critique sociale à travers un personnage qui disjoncte à cause de deux facteurs : sa propre faiblesse mentale, quoiqu’il se sente supérieur, et l’univers des dérives financières et sociétales. Hervé Jaouen se livre à un travail d’analyse qui ne porte pas sur un personnage abstrait, de fiction, mais bien sur une réalité quotidienne. Combien de fois avons-nous entendu aux infos parler de ses pères de famille qui poussés au bout du rouleau se livrent à un véritable massacre familial parce qu’ils n’en peuvent plus, broyés par l’implacable mécanique de la recherche de travail, imbus de leur supériorité, supposée, qu’ils possèderaient grâce à des diplômes obtenus haut la main et qui en fin de compte ne leur offrent pas plus de débouchés qu’un honorable Bac. Et tous ceux qui descendent inexorablement la pente et que l’on retrouve un jour SDF.
Une étude de mœurs, une peinture au couteau d’une frange de la société en déliquescence. Le Jaouen nouveau est arrivé, invitez-le chez vous.
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Hervé JAOUEN : Dans l’œil du schizo. Collection Terres de France ; éditions Presses de la Cité. 320 pages. 19,50€.