Quatre romans comme les quatre roues d'un tracteur ! C'est mieux d'avoir l'attelage complet.
Des traces de pneus qui se dirigent vers la berge du canal de l’Aulne, qui s’arrêtent au bord de l’eau, une sorte de méduse flottant entre deux eaux. Il n’en faut pas plus pour que Sylviane, Sylvie-Anne pour l’état-civil, soit persuadée que sa mère et ses deux petits frères gisent au fond de la bagnole emplie d’eau. Morts noyés par sa faute. Pour la mère, « sa grosse pouffe de mère », ce n’est pas grave. Elle l’a bien cherché l’Aurore Boréale, Aurore c’est son prénom, Boréale, parce qu’elle vient du Nord, de la France, et qu’elle a connu le père de Sylviane grâce aux petites annonces du Chasseur Français. Ils se sont mariés en 1963 et Sylviane est née en 1964. Mais les petits, Louis et Capucine, rien que d’y penser, l’adolescente en est toute retournée. D’ailleurs elle décide de se jeter elle aussi dans la flotte mais sa mobylette dérape et c’est l’engin qui est englouti. Il ne lui reste qu’à rentrer à la maison, avec l’espoir improbable que tout cela n’est qu’un cauchemar.
Seulement dans la cuisine du pennti, petite maison bretonne, le couvert n’est mis que pour une personne et dans l’assiette est déposé le livret de famille. Une vision qui la perturbe encore plus.
Nous sommes au début mars 1982, et bouleversée Sylviane se remémore son enfance par bribes. Elle n’a pas eu la vie facile, Sylviane. Son père atteint de poliomyélite, il est handicapé d’un bras, mais pas du reste. Sa mère, Aurore depuis son mariage passe son temps à écouter des microsillons de ses idoles préférées, Johnny, Eddy, Sylvie… C’est pour cela que Sylviane s’est appelée Sylvie, avec l’ajout du nom de la sainte patronne de la Bretagne. Nés après elle ses deux autres frères, Johnny et Eddy ont été placés à la DDASS et depuis elle n’en a plus eu de nouvelles. L’Aurore ne s’est pas révélée maternelle, laissant le père, Mikelig, s’occuper de la gamine, du ménage, de la popote, malgré son infirmité. Ils ne sont pas riches, mais Mikelig qui travaille dans un C.A.T. bricole aussi pour les voisins et connaissances, réparant radios et télévisions. Ce qui lui a permis d’acheter la fameuse 2CV qui est au fond du canal. Puis sont arrivés Petit Louis et Capucine.
Sylviane tergiverse. Doit-elle ou non avertir les gendarmes ? Elle rentre chez elle, et s’informe auprès des voisines, l’Artiste et la vieille Channing, des femmes qui furètent partout, toujours à l’affût du moindre petit scandale, du moindre secret. Les cancanières du hameau qui tiennent le rôle du journal parlé du bourg. Non elles n’ont pas vu sa mère et les petits, mais elles aperçoivent le livret de famille que Sylviane s’empresse de ranger dans un tiroir. Alors elle se tourne auprès de ses autres voisins, Basile et Boris, surnommés les B&B, deux hommes qui vivent en couple, des homosexuels à n’en pas douter mais si gentils.
Boris prend les choses en main. Sylviane retourne sur les lieux en sa compagnie puis ils préviennent la gendarmerie depuis le café-tabac, un rade d’habitués qui refont le monde en parlottes qui ne mènent à rien, un boui-boui lieu obligé de rendez-vous avec son baby-foot et son téléphone indiscret. Une fois de plus Sylviane remâche ses souvenirs, ses treize ans, et le bon temps passé avec ses grands-parents paternels qui la choyaient, lui offraient l’amour maternel dont elle était frustrée.
Ceux de Menglazeg est le quatrième pan d’une saga familiale à lire indépendamment, ou non, puisque certains des personnages des précédents romans y font des apparitions évanescentes, et n’interfèrent en rien dans ce drame qui est presque un mélodrame rural. Quelques images fortes imprègnent ce roman dont l’action principale se joue entre deux dates : 1963 et 1982. Deux époques qui se juxtaposent, se télescopent, et qui mêlent sourires, rires même parfois, et tragédies.
Parmi ces images fortes, le mariage d’Aurore et Mikelig. Le jour même du mariage, juste avant la messe de cérémonie le curé officie un enterrement. La carriole qui emporte le cercueil du défunt est tirée par un cheval recueilli auprès de bohémiens de passage. Ce n’est pas pour refouler les ardeurs des musiciens qui accompagnent les mariés. Seulement le cheval à l’écoute de cette aubade qui lui rappelle sûrement son enfance dans un cirque itinérant se met à danser, à tanguer à gauche, à droite. La marche funèbre se transforme en parade équestre.
D’autres images moins drolatiques défilent et c’est toute une époque révolue qui revit. La cueillette des haricots, travail ingrat payé au compte-gouttes, pas pour des haricots mais presque. Les loisirs n’existaient pas ou peu. Sauf pour l’Aurore qui avait amené de chez elle son tourne-disque et ses microsillons. En ce coin reculé de la Bretagne, au nord de Quimper, dans les monts d’Arrée, le modernisme n’avait pas encore dénaturé le quotidien, les habitants vivaient chichement, mais étaient-ils plus malheureux que nous aujourd’hui qui avons tout ou presque ? Pas sûr. Sommes-nous plus heureux, alors qu’on en veut toujours davantage ?
Un beau livre sur la condition humaine comme Hervé Jaouen sait les écrire.
A lire également Les filles de Roz-Kellen, Ceux de Ker-Askol et Les soeurs Gwenan qui constituent les trois premiers volets de cette tétralogie.
Alire également Le Fossé et Flora des embruns.
Et pourquoi pas
mon entretien avec Hervé Jaouen ?
Hervé JAOUEN : Ceux de Menglazeg. Collection Terres de France ; Presses de la Cité. 19,30€.