Exhumer des œuvres de jeunesse est parfois synonyme de risque, même si l’auteur est décédé. Sa gloire littéraire n’en pâtira pas forcément, mais le lecteur potentiel peut à juste titre se montrer dubitatif et ne pas retrouver le coup de patte, le style, le charme, qui lui ont fait aimer tel ou tel écrivain.
Jehan Pinaguet, écrit par Simenon à l’âge de dix-huit ans, était resté inédit. Plus pour des raisons de censure de la part de Demarteau, rédacteur en chef de La Gazette de Liège, journal auquel collaborait Simenon en tant que localier, que pour des raisons de style. Longtemps j’ai cru que Jehan Pinaguet était un roman dont l’action se déroulait au Moyen-âge mettant en scène un jeune hobereau en soif de découvertes, d’aventures. La magie du prénom sans aucun doute.
En fait il s’agit d’un tableau de mœurs ayant pour cadre la bonne ville de Liège, chère au cœur de Simenon. Jehan Pinaguet est un jeune homme avide de tout découvrir. Pour cela il devient tout à tour cocher, l’un des rares encore en service, puis garçon de café, enfin aide libraire. Un parcours qui permet à Simenon de croquer à coups de traits rapides mais fortement appuyés l’entourage du jeune homme et de poser les jalons de cette marque de fabrique qui fera la renommée, la célébrité du créateur du commissaire Maigret. Ainsi page 45 peut-on lire cette phrase dans laquelle se dessine ce qui deviendra tout l’univers simenonien : Désormais le mot Justice n’évoquerait plus en lui qu’une salle pleine de soleil et de fumée de tabac, avec un grand pupitre noir, une verrue magistrale, une pipe d’écume, des picotements dans les mollets et une punaise écrasée sur des pages graisseuses.
Et la petite appréhension que je ressentais en ouvrant ce volume s’est vite muée en une espèce de ravissement.
Au pont des Arches qui figure dans ce recueil a eu l’honneur d’être édité mais à un tirage quasi confidentiel. C’est un roman allègre, humoristique, dans lequel on suit Paul Planquet, fils d’un pharmacien inventeur d’un produit dont il ne sait pas faire la promotion, découvrir les premiers émois de la chair, et les problèmes financiers inhérents à l’assouvissement de sa sexualité. Dans Les Ridicules, Simenon brosse les portraits de quatre de ses amis de la Caque, association de bohèmes. Des pages écrites avec férocité et destinées à celle qui deviendra sa femme et à ceux qu’il a croqués avec si peu de gentillesse mais tant de réalisme.
Des œuvres de jeunesse donc mais qui témoignent déjà de la part de Simenon une étonnante maîtrise de l’écriture, malgré quelques redondances, une facilité à dépeindre ses personnages, une propension affirmée pour les odeurs, l’atmosphère, et qui se lisent avec un plaisir non dissimulé.
Georges SIMENON : Jehan Pinaguet, suivi de Au pont des arches et des Ridicules. Préface de Francis Lacassin. Presses de la Cité. 1991. 210 pages.