Et si Charles Baudelaire avait trahi Edgar Allan Poe en tronquant ses traductions ?
C'est ce que l'on pourrait penser car Auguste Dupin a exhumé de ses cartons les textes originaux et les a rétabli dans leur intégralité, c'est à dire quelques scènes érotiques qui étaient passées à la trappe.
Ces contes sont immortels et pourtant, si on les a lu, parfois il y a bien longtemps, on ne s'en souvient pas forcément. Aussi se replonger dans La Chute de la Maison Usher, qui entame le recueil, puis se délecter de Morella, de Metzengerstein, de La dame des foules, de Bérénice, et finir avec Double assassinat dans la rue Morgue, la plus connue de ces nouvelles, ravive les souvenirs et le plaisir des lectures de l'adolescence.
Dans la plupart des textes, le narrateur, Edgar Allan Poe lui même sans nul doute, narre une histoire dans laquelle le fantastique fuligineux suinte à travers les lignes, où la terreur se niche dans le poétique.
Au départ, la situation est quasiment banale, comme dans La Dame des foules. Le narrateur installé dans un café londonien passe le temps à regarder la foule déambuler, toujours plus importante dans la rue au fur et à mesure que la nuit arrive. Il plaque une profession, un gagne-pain, un état d'esprit, une qualité ou un défaut aux silhouettes qui s'empressent ou au contraire qui vagabondent. Soudain il aperçoit une femme, une physionomie qui capte son attention et aussitôt il ressent le besoin viscéral de la suivre. Bérénice est la cousine du narrateur, mais autant elle est vive et enjouée, autant lui est renfermé n'ayant pour compagnie que ses livres. Mais avec l'âge, Bérénice est atteinte d'un mal incurable tandis que le prosateur s'enferme dans un état monomaniaque. Pourtant ils doivent se marier.
Metzengerstein met en scène un jeune noble très tôt orphelin qui révèle sa nature lors de l'incendie du château des Berlifitzing, d'une noblesse moins ancienne et moins riche. Longtemps un antagonisme a divisé les deux familles, ce qui n'empêche pas le jeune baron Frederick d'avoir pour maîtresse une bâtarde du vieux Berlifitzing. Ses valets recueillent un cheval qui semble échappé des écuries du château en flammes, mais dans la salle où il se tient, une tenture représentant un cheval a subi des transformations.
Je passe sur les autres histoires pour m'attarder plus longuement sur Double assassinat dans la rue Morgue car il s'agit d'un texte fondateur du roman policier qui fournira par la suite deux genres connaîtront leurs heures de gloire, un peu délaissés aujourd'hui mais dont l'aspect ludique mériterait d'être remis à l'honneur. Le narrateur fait la connaissance du Chevalier Dupin, jeune homme qui vit de ses rentes et les deux hommes possèdent une affinité de caractère qui les conduit à devenir colocataires. Ils discutent souvent et notre prosateur se rend compte que Dupin possède la faculté, non point de lire dans les pensées, mais de déduire d'après l'attitude et les gestes de son vis-à-vis ce à quoi il vient de réfléchir ou de cogiter. Un fait-divers macabre attire leur attention. Une mère qui selon les journalistes et le voisinage serait une pythonisse, et sa fille qui recevrait parfois des hommes, ont été affreusement assassinées. Certaines personnes ont entendu des cris et des paroles mais aucunes d'elles ne peut préciser en quelle langue les voix entendues se sont exprimées. Deux ou trois mots de français mais pour le reste c'est soit de l'espagnol, de l'allemand, de l'italien ou même du russe. La mère gisait dans la cour intérieure de l'immeuble, située quatre étages plus bas que l'appartement, tandis que la fille était enfournée dans le conduit de cheminée. Et la porte d'accès au logement était fermée de l'intérieur. Nous sommes donc en présence de deux genres littéraires qui feront florès avec pour maîtres Sir Arthur Conan Doyle et John Dickson Carr : la déduction logique et le meurtre en chambre close.
Les scènes dites érotiques, qui ne devraient pas faire dresser les cheveux sur la tête d'un homme politique dont le nom m'échappe (c'est fou comme les patronymes s'oublient rapidement lorsque ceux qui les portent veulent attirer l'attention sur eux et ne dégoisent que des âneries !) mais qui s'est offusqué à la lecture d'un ouvrage destiné à la jeunesse qui s'intitule Tous à Poil, les scènes érotiques donc sont loin de choquer les âmes bien pensantes, sauf peut-être dans Double Assassinat dans la rue Morgue. Mais le plus intéressant est de constater combien les ajouts ont été délicatement placés dans le corps du récit et celui qui sans avoir été prévenu se plongerait dans ces historiettes serait incapable de discerner où commencent ses scènes et même serait dans l'impossibilité de se rendre compte qu'il y a eu ajout tant tout s'enchaîne de façon plaisante et naturelle.
La couverture de l'ouvrage est signée ASLAN.
Edgar Allan POE & Auguste DUPIN : Histoires extraordinaires. Traduction de Charles Baudelaire revue et augmentée par Auguste Dupin. Collection ClassX, éditions de la Musardine. 182 pages. 7,90€.