Qui de nous n’a jamais entendu cette expression devenue péjorative, énoncée avec mépris ou condescendance lorsqu’un individu voyant que vous lisez un roman policier ou populaire s’exclame : ce n’est jamais qu’un roman de gare ! Cette brave personne ajoute, pour mieux affirmer son propos : Je n’aime pas, d’ailleurs je n’en ai jamais lu. Ce qui démontre que ce quidam, qui possède un avis tranché sur quelque chose dont il ignore le fondement, n’est qu’un cuistre, peut-être cultivé avec un Bac + quelques années de frottement de fond de culotte sur des strapontins d’université, mais un cuistre tout de même. L’instruction ne prédispose pas à l’intelligence, pour preuve nos politiciens qui peuvent se targuer de posséder des diplômes tout en affirmant avoir été des cancres, allégation qui leur semble pouvoir les rapprocher des ouvriers et recueillir par voie de conséquence des bulletins de vote, mais démontrent par leurs actes des carences intellectuelles masquées par des déclarations à l’emporte-pièce. Mais ceci nous éloigne de mon propos concernant le roman de gare.
Mais quand donc est née cette expression Roman de gare ?
S’inspirant d’un concept imaginé par un Anglais du nom de W.H. Smith qui dès 1848 négocia avec les compagnies d’Outre-manche l’implantation de kiosques réservés à la vente de livres, journaux et autres babioles destinés aux voyageurs afin de leur procurer une occupation agréable durant leur temps de trajet, Louis Hachette en 1851 créa une collection spéciale d’ouvrages destinés à être vendus sur le réseau ferroviaire français. Pour rompre la monotonie du voyage il propose donc des ouvrages, des livres instructifs et distrayants, regroupés dans un Bibliothèque des voyages. Et pour se faire il met sur pied un véritable réseau de points de vente. Le 25 mai 1852 le premier accord est signé avec la Compagnie du Nord. De 43 en 1853 ce nombre de points de vente est évalué à 1179 en 1896. Parmi les premiers auteurs à bénéficier de ces nouvelles librairies figure Emile Zola dont les premiers romans furent publiés chez Hachette, entreprise où il fut d’abord employé puis chef de publicité.
Ensuite d’autres éditeurs désirèrent obtenir une place du gâteau, dont Flammarion. Et certains auteurs qui furent évincés de ces points de vente en furent mortifiés. Ainsi Maupassant qui se voit refuser la diffusion de son roman Une vie. Car la Librairie Hachette est seule responsable du choix des livres qu’elle destine à la vente dans ses Relais et pratique la censure. Il s’en indigne auprès de Zola en ces termes : « Vous savez que l’estampille pour la vente dans les gares n’existe plus. Eh ! bien la maison Hachette à qui appartiennent toutes les bibliothèques des chemins de fer, vient de me refuser l’autorisation de vente dans ces bibliothèques. Le particulier chargé de veiller à la morale des livres de salles d’attente a jugé mon bouquin obscène. La Commission officielle de Morale qui régissait le Colportage était plus large assurément que cet Eunuque en chambre dont les décisions sont sans appel. Est-ce idiot ? ».
Que pensent les écrivains, les romanciers de ce statut de romans de gare ? Voici deux témoignages qui vont en faveur de la reconnaissance de l’appellation de romans de gare, tandis qu’un critique la place comme une déjection sur un trottoir.
D’abord Paul Souday, critique, décrétant à propos d’un roman de Pierre Benoit, qu’il n’appréciait pas, dans les colonnes du Temps : Kœnigsmark fait partie de ces livres qu’on lit le temps d’un voyage en train, ce qu’on appelle « un roman de gare ». Pierre Benoit, lui, prône la valeur du roman de gare dans L’Automobile et l’Ecrivain en novembre 1949 : J’ai déploré, dans l’avènement de l’automobile, le tort irrémédiable qu’elle fait à la lecture, surtout depuis que les femmes, nos principales clientes, à nous romanciers, se sont mises à conduire. Le livre s’est accommodé à merveille du chemin de fer, la preuve en est dans l’importance des bibliothèques de gares. On chercherait en vain des bibliothèques dans les garages. (Gérard de Cortanze : Pierre Benoit, le romancier paradoxal. Albin Michel – 2012)
Jean Cocteau dans Le Passé défini (tomes V – 1956/1957 et VI – 1958/1959) nous indique pourquoi certains romans sont catalogués comme romans de gare : Il pointe deux défauts techniques majeurs, spécifiques aux livres du Fleuve Noirs. Leurs couvertures idiotes et leurs titres détestables, lesquels sont un obstacle à toute reconnaissance puisqu’ils confirment de manière regrettable les préjugés de la critique quant au manque de sérieux et à la fantaisie qui seraient irrémédiablement attachés à ces romans. Ces deux maladresses, de l’avis même du poète, rangent à jamais ces œuvres dans l’étalage des gares. Toutefois, en dépit de leur faiblesse, les ouvrages du Fleuve Noir ont pour Cocteau une valeur inestimable en ce qu’ils sont un véritable palliatif à la médiocrité de son temps. Leur style reste en effet supérieur à ceux des livres qui connaissent une grosse fortune littéraire. Sans doute faut-il y voir ici une référence au succès de Françoise Sagan… (Article de Wendy Prin-Conti : Jean Cocteau et le roman populaire.
Revue Le Rocambole N° 58 consacré à Pierre Nord).
On peut donc se rendre compte qu’au cours du XIXème siècle, quelques technocrates obtus régissaient de façon arbitraire et cela n’a pas changé de nos jours. Et qu’un quidam parle de romans de gare avec dédain, morgue, ou avec cette complaisance proférée par un être qui se juge supérieur vis-à-vis de son interlocuteur, cela me fait doucement rigoler et en même temps cela m’attriste. Et pour me consoler je me dis qu’il s’agit de quelqu’un qui s’exprime sans savoir ce dont il discourt.