Une psychiatre nyctalope ?
Il suffit d'une phrase , de quelques mots, d'un nom, pour que l'univers de Nadine Lavoie, psychiatre à l'hôpital de Victoria sur l'île de Vancouver, bascule.
Heather a essayé de se suicider pour la troisième fois et Nadine est en charge de cette patiente dépressive afin de comprendre le ou les motifs de ces tentatives et de lui redonner goût à la vie. Pour le moment seul un dialogue peut être constructif mais Heather, qui vient de perdre son bébé s'exprime par énigmes. J'ai voulu tout arrêter... Ils n'arrêtent pas de nous harceler au téléphone... Elle voit tout... Daniel, le mari de Heather, menuisier, n'est guère plus prolixe. Il apprend toutefois à Nadine que l'ex compagnon d'Heather était un imbécile et qu'il l'a aidée en pratiquant la marche et le yoga. Ils vivent dans un centre mais en sont partis car l'enfant à naître aurait été partagé par tous. Daniel pense qu'ils ont fait une erreur en quittant cette communauté du nom de Centre spirituel de la Rivière de vie. Et le directeur, l'animateur des programmes spirituels se nomme Aaron Quinn.
En entendant ce nom, c'est comme si un coup de massue avait été assené à Nadine Lavoie qui n'avait pas besoin de ça alors qu'elle est inquiète pour sa fille. Nadine a vécu à l'âge de treize ans pendant huit mois au centre de la Rivière de la vie quarante ans auparavant avec son frère Robbie et sa mère maniaco-dépressive. Huit mois qu'elle a effacé en grande partie de sa part. Mais depuis elle est atteinte de claustrophobie et elle a peur du noir. Car son séjour au Centre, qui à l'époque était situé non loin de son village de Shawnigan mais a depuis déménagé à Victoria, a été un des pires moments de son adolescence. D'autant que sur une plaquette destinée à attirer de nouveaux membres, sous couvert de séminaires, elle reconnait Aaron Quinn, aujourd'hui sexagénaire dans la force de l'âge.
Aaron Quinn était à l'époque où elle l'a côtoyé et même plus, un jeune homme d'une vingtaine d'année. Il vivait dans une communauté hippie cultivant du cannabis, mais il possédait un ascendant, une aura, une force de persuasion qui ne se sont jamais démentis depuis. Onctueux, persuasif, autoritaire, il savait imposer ses ordres et ses désirs. Son frère Joseph qui le secondait était lui un être colérique, frustre, le bras droit et l'homme de main. Elle n'était sortie du Centre que lorsque son père avait fait irruption un fusil à la main, et les avaient ramenés elle, sa mère et son frère Robbie à leur ranch. Mais sa mère était décédée plus tard dans un accident de voiture. A moins que ce fut un suicide.
Peu à peu la mémoire revient par bribes à Nadine. La mort accidentelle de Coyote, la disparition du jeune Finn, puis celle de Willow, une adolescente de dix-sept ans qui était devenue son amie. Elle sait que sa claustrophobie et sa peur du noir datent de cette époque mais elle n'arrive pas à se souvenir des éléments déclencheurs. Et elle est obnubilée par la fugue de sa fille Lisa qu'elle n'a pas vue depuis des mois. Cela fait des années que Lisa déserte la maison, se droguant, ayant des fréquentations douteuses. Un traumatisme peut-être consécutif à la mort du père, Paul, atteint d'un cancer.
Heather ne rate pas sa nouvelle tentative de suicide, et Daniel son mari rejoint la communauté. Nadine veut déposer plainte auprès des policiers arguant que Aaron et son frère sont dangereux. Ils poussent les malades à arrêter leurs traitements, et surtout les pressurent, comme ils l'ont fait avec Heather, les obligeant à leur donner l'argent qu'ils possèdent. Elle se souvient également avoir été abusée sexuellement. La caporale Cruishbank veut bien prendre l'affaire en charge, seulement elle ne possède aucune preuve concrète. Alors Nadine décide de retrouver certaines personnes qui ont vécu dans cette communauté et des policiers, aujourd'hui en retraite, qui ont enquêté mollement lors de la disparition de Finn puis de Willow. Elle reprend également contact avec son frère Robbie. Seulement il semblerait que ses démarches gênent car des appels téléphoniques anonymes, des menaces lui sont adressées. Et un pick-up stationne parfois non loin de chez elle.
Malgré un début qui pourrait sembler analogue à ses romans précédents, Chevy Stevens n'a pas calqué ses intrigues. Certes une psychiatre, qui s'exprime à la première personne, en est le personnage principal, certes les retours en arrière inspirés par une mémoire longtemps refoulée et qui revient progressivement en fournissent la trame, mais la dimension du roman prend tout son effet dans la plongée de l'enfer d'une secte. Le personnage malsain d'Aaron se dévoile peu à peu, ainsi que celui de son frère Joseph, et l'ascendant de l'un, les menaces de l'autre, sont disséqués.
Entrer dans une communauté ou une secte est des plus facile mais en sortir devient souvent une épreuve insurmontable. Ceux qui veulent rompre les liens sont sujets à des pressions psychiques terribles et ils sont rongés par la peur, sachant qu'en aucun cas les policiers ne pourront les aider par manque de preuves.
L'appréhension qui me tenaillait au départ s'est rapidement dissoute tant Chevy Stevens nous prend aux tripes dès le début du roman. La mémoire défaillante de Nadine concernant une période de sa vie, ses phobies, les relations qu'elle peut avoir avec des traumatisés de l'emprise d'une secte, leur volonté de s'en échapper tout en souhaitant y retourner, possèdent une force d'évocation qui donnent l'impression que l'auteur a vécu elle-même ces problèmes. D'ailleurs, Nadine tout comme l'auteure, a vécu dans un ranch, ce qui est un point commun de départ. Mais à cela s'ajoute les angoisses d'une mère aux dérives d'une fille sous l'influence de la drogue, qui promet de suivre des cures de désintoxication, ce que d'ailleurs elle fait, mais qui replonge à chaque fois inexorablement. Les reproches de Lisa à sa mère ne sont pas dénués de fondement. Seule la relation avec Garrett, le fils qu'avait eu son père lors d'un premier mariage, sont superfétatoires même si elle explique en partie son comportement. Il s'agit d'une accumulation de traumatismes qui engendrent une forme de misérabilisme.
Malgré quelques passages à vide, quelques longueurs, l'intrigue de ce roman est convaincante car chacun de nous ou un membre de notre famille peut être confronté à ce genre d'histoire.
A lire du même auteur : Séquestrée et Il coule aussi dans tes veines.
Chevy STEVENS : Des yeux dans la nuit (Always watching - 2013. Traduction de Sebastian Danchin). Editions de l'Archipel. Parution le 19 février 2014. 416 pages. 22,00€.