La vie est un long chemin difficultueux, semé d’embûches de toutes sortes, et parfois il est bon de s’arrêter sur l’un des bancs placés le long de la berme afin de s’y reposer et de regarder, non plus vers l’avant mais derrière soi, le chemin parcouru. La sueur vous embue les verres de vos lunettes de presbyte, phénomène incontournable de la progression du temps, et il faut alors remédier avec un mouchoir à cet inconvénient oculaire. C’est alors qu’un autre marcheur s’installe près de vous. Il se présente sous le nom de Chefdeville et commence à vous détailler les silhouettes qui se profilent au loin et les rattachent à ses souvenirs, les narrant avec humour, tendresse, nostalgie, les déformant légèrement car la mémoire a tendance à ne garder que des passages sélectionnés par l’inconscient.
Chef, diminutif de son nom d’emprunt, Chef est un boss. Et il bosse, fort, quant il a un emploi évidemment. Car Chef est un intermittent du spectacle et il lui faut accumuler au moins 507 heures de contrat de travail pour pouvoir prétendre, lorsque la disette de l’emploi lui tombe dessus, toucher un minimum social déboursé avec réticence par les Assedic qui ont un porte-monnaie en peau d’hérisson. Alors Chef accepte tout ce qui lui est proposé, même si parfois il rechigne à l’ouvrage. Il ne faut quand même pas l’essorer et le tordre comme une serpillière. Il devient maître de balai pour les ballets Béjart ou Merce Cunningham. Alors décharger des camions, trimbaler des caisses, cela lui convient. Si on lui demande s’il sait jouer de la batterie, c’est presque attenter à son honneur de musicien, lui qui a fondé le groupe des Maîtres Nageurs dans les années soixante-dix. Mais c’est comme à l’armée, si on te propose un travail dans tes cordes c’est bien pour t’en confier un autre. Si on lui demande s’il sait parler Anglais, il dit oui, bien évidemment. Il ne va pas passer à côté d’un boulot à cause d’une légère déficience verbale en langue étrangère. Et quant on lui confie le rôle de chauffeur, alors là c’est le summum, la cerise sur le gâteau.
Et c’est ainsi que Chef côtoie les Pink Floyd, recueille sur la route Mike Jagger qui fait du stop afin d’échapper à des fans par trop envahissantes. Chargé de venir chercher Philippe Noiret dans sa ferme restaurée sise dans l’arrière-pays afin de le conduire à un festival, il trouve un mégot de cigare à terre et le ramasse comme un trophée dans un geste inconscient ou fétichiste. De même il doit emmener Annie Girardot à un repas mais la vedette préfère rester assise dans sa chaise à biberonner sa bière et répondre aux questions oiseuses des journalistes qui voudraient la garder pour eux, et tant pis pour les convenances et le bon déroulement des festivités.
Rockeur dans l’âme, il n’a pas oublié son passé de leader des Maîtres-Nageurs, et maître-nageur il l’a été réellement, dans une piscine parisienne, sauvant de la noyade quelque naïade nymphomane. La musique, on ne l’abandonne pas, elle vous colle à la peau et c’est ainsi que plus tard il devient le leader des Chef Devils (jeu de mots comme aurait dit maître Capello). Et qui dit musique dit parolier. Qui dit parolier dit écriture. Qui dit écriture dit poèmes et romans. Alors la voie trouvée est celle de la rédaction de romans policiers, de devenir auteur de polars. La consécration lorsque son premier ouvrage paraît. Et la joie de s’assoir aux côtés d’écrivains renommés et de pouvoir dédicacer ses propres romans. Coincé entre Jorge Sumprun et Jean Rouaud, il espère. Mais les chalands préfèrent poser leur arrière-train sur ses bouquins en attendant leur tour pour recueillir la prose édifiante de leur idole, au détriment des couvertures des ouvrages en attente de clients. D’autres occasions lui seront données, d’autres rencontres proposées, avec Christine Angot notamment et qui débutait.
Des souvenirs, Chef en a plein sa besace : rencontre avec John Malkovitch, enfer des premières manifestations de Soleil Noir, le festival polar de Frontignan, avec la joie d’accueillir James Crumley et Henry Joseph, puis la galère d’escorter un cultivateur de cannabis et buveur invétéré, les résidences d’auteurs qui se transforment en délire, la rencontre onirique avec le nouvel éditeur du Poulpe, ses relations avec le cinéma, notamment le culte qu’il voue à Sylvana Mangano, et puis tout le reste que je ne veux pas vous narrer, vous dévoiler, car comme dans tout bon polar, il faut garder le suspense.
Sous le patronyme de Chefdeville, nom de jeune fille de sa mère, se cache Sergueï Dounovetz, auteur entre autre de Sarko et Vanzetti et d’Odyssée Odessa, réédité conjointement avec ce livre de souvenirs. Et certaines de ses réminiscences, j’ai eu le plaisir de les partager, mais ça, c’est une autre histoire. Et puis, il me serait inconvenant de ne pas citer Aline, comme l’héroïne de Christophe, son loukoum, comme il la surnomme affectueusement, toujours prête à faire sa valise, toujours revenant au bercail. Aline sans qui il ne serait peut-être pas grand-chose : Ce n’était pas seulement pour son physique et ses tatouages japonais que je restais avec elle, même s’ils pesaient lourds dans la balance, mais aussi pour ses raisonnements souvent imparables. Elle venait de me rappeler une règle d’or : ne jamais rencontrer ses idoles.
Comme l’aurait dit Michel Lebrun, voici un ouvrage jubilatoire, roboratif, et j’ajouterai intéressant, énergisant, attendrissant, dynamique, humoristique, sans concession et à lire impérativement (comme l’écriraient quelques chroniqueurs qui bâclent leurs articles en trois lignes).
CHEFDEVILLE : Je me voyais déjà… Le Dilettante. 288 pages. 20€.