Selon le proverbe on ne choisit pas sa famille mais on choisit ses amis. Mais choisit-on ses voisins ?
Prenez une ville de la banlieue parisienne, dans un lotissement tranquille, avec des maisons jumelées construites sur le même modèle. D’un côté vivent Tiphaine et Sylvain, de l’autre Laetitia et David. Tiphaine travaille comme horticultrice aux services techniques de la commune. Auparavant elle était pharmacienne, mais une histoire d’ordonnance mal comprise lui a fait perdre son emploi. Sylvain est architecte et il a connu Tiphaine lorsqu’elle tenait l’officine. Elle ignore, peut-être, que sa déchéance a été provoquée par Sylvain. En effet il avait un ami, le docteur Stéphane Legendre, qui avait prescrit des médicaments à une patiente, mais il ignorait que celle-ci était enceinte. Une bourde fatale. Sylvain a accepté d’aider son ami et il a subtilisé la prescription délivrée et remise à la pharmacienne pour la substituer par une autre, plus en conformité. L’erreur pour la justice a été imputée à Tiphaine, toutefois la rencontre entre les deux jeunes gens s’est conclue par un mariage.
David a connu une jeunesse difficile, devenant petit délinquant sous l’emprise de la drogue, accomplissant de la prison. Depuis il s’est amendé, a remonté peu à peu la pente en effectuant divers petits boulots. Sa rencontre avec Laetitia eut lieu dans un hôpital alors qu’il était employé comme agent d’entretien et qu’elle rendait visite à ses parents victimes d’un accident de la route. Depuis il travaille comme chauffeur de taxi et il est amené à prendre en charge des clients particuliers.
Ils aménagent dans la maison héritée des parents de Laetitia et se lient peu à peu avec Tiphaine et Sylvain qui eux ne sont que locataires. Au début les deux couples se contentent de se dire bonjour bonsoir. Si je devais employer une métaphore animalière, j’écrirais qu’ils se reniflent. Cela commence par l’invitation à prendre l’apéro chez l’un des couples, puis c’est l’autre qui invite leurs voisins, une habitude qui s’instaure jusqu’à ce les deux couples deviennent amis, quasi inséparables. Lorsque Laetitia annonce qu’elle est enceinte, la joie est partagée par tous. Ce qui donne des idées à Sylvain et Tiphaine lesquels trois mois après peuvent aussi s’enorgueillir de devenir bientôt parents. Naissent à quelques semaines d’intervalle Milo puis Maxime. Les deux enfants sont élevés quasiment ensemble. Ils s’entendent comme des frères jumeaux. Les enfants sont baptisés, religieusement et civilement malgré l’athéisme de certains des parents.
Les années passent. Le premier sujet de discorde nait lorsque les deux gamins qui jouent dans un des jardins creusent un trou dans la haie qui sépare les deux terrains. Les parents envisagent alors de poser une barrière afin de faciliter les échanges sans passer par la rue. Mais les tergiversations sur la forme et le matériau s’élèvent et c’est David qui enfonce le clou. Il est contre une ouverture, arguant que dans ce cas leur intimité ne pourrait plus être préservée.
Un jour Laetitia aperçoit Maxime se penchant dangereusement sur le rebord de la fenêtre de sa chambre. Il est malade, il a chaud et pleure. Laetitia appelle Tiphaine, en vain. Elle ne peut rejoindre Maxime sous la fenêtre à cause du manque de passage dans la haie. Alors elle fait le tour afin de prévenir son amie. Tiphaine était tout simplement dans son bain et lorsque les deux femmes arrivent dans la chambre de Maxime, il est trop tard. Maxime est passé par la fenêtre et gît désarticulé comme un pantin sur la terrasse.
L’entente entre les deux familles se délite. Les récriminations fusent de part et d’autre, chacun se retranchant derrière une bonne foi. Les explications aplanissent l’acrimonie qui commence à régner. Mais Milo veut récupérer son doudou laissé dans la chambre de Maxime. Ses parents ne veulent pas embêter leurs voisins, et ils achètent un nounours, énorme, pour compenser et Milo l’appelle Maxime. C’est franchement de mauvais goût mais comment l’en empêcher ? Des incidents graves se produisent mais à chaque fois des solutions plus ou moins plausibles sont avancées. Le fossé se creuse de plus en plus même si des tentatives de réconciliation sont ébauchées. Les essais de conciliation sont souvent annihilés par le ton vindicatif des protagonistes selon leur humeur du moment et les petits faits qui les dressent les uns contre les autres. La tension monte, s’exaspère. La paranoïa s’installe distillée par la suspicion des uns envers les autres. Ils sont tous plus ou moins coupables et acceptent, parfois avec réticence, d’en convenir, mais c’est bien la haine qui prévaut et va s’instaurer avec force dans leurs relations. Jusqu’au jour où le drame qui couvait éclate.
Le malheur est un fardeau qui, à l’inverse du bonheur, ne se partage pas.
Avec sensibilité Barbara Abel nous plonge au cœur d’un drame familial, tissant avec machiavélisme son intrigue. Le lecteur a peut-être déjà été confronté, non pas avec autant de force, dans ce genre de situation de voisinage. On s’entend bien et puis pour une raison ou une autre, cette relation se détruit, à cause d’une parole malheureuse, d’une jalousie, d’un conflit sans importance qui prend des proportions imprévisibles.
Un roman fort, puissant, crédible, subtil, dont la tragédie est encore plus poignante car déclenchée par la mort d’un enfant. Barbara Abel distille quelques petits indices, quelques pistes qui prennent toute leur importance au fur et à mesure qu’elle développe son récit. Rien n’est laissé au hasard et on est effaré et conquis par la maitrise de l’auteur face à un sujet qui n’est pas facile, car jusqu’au bout elle ménage la chèvre et le chou afin que le lecteur ne prenne pas partie pour l’une ou l’autres des deux familles.
Barbara Abel nous livre aussi le témoignage de l’homme de la rue, ou plutôt des commères qui d’une phrase mal interprétée déforment la situation. Ainsi une première personne déclare : Parait que la mère était dans son bain. Aussitôt l’information est propagée et devient : Parait que la mère était partie chercher du pain. Mais évidemment cela débouche sur une troisième remarque : Elle avait un problème de boisson, la preuve elle a laissé son gamin tout seul pour aller acheter du vin. Ce serait risible si cela ne s’inscrivait pas dans un contexte tragique.
J’ai retrouvé une certaine analogie avec des romancières qui jouaient sur la psychologie de leurs personnages avec bonheur (pour leurs lecteurs) comme Véra Caspary par exemple.
Si le prologue, comme il est devenu de coutume, nous plonge dans une scène qui a lieu vers les deux tiers du livre, voire les trois quart, parfois même en épilogue, n’apporte rien sinon au contraire de dévoiler un peu trop vite ce qui va se dérouler, j’ai apprécié les petits bonus, tels que les mots d’enfants ou les extraits de carnets de santé.
Barbara ABEL : Derrière la haine. Thriller. Editions Fleuve Noir. 320 pages. 18,50€.