Plus près des étoiles...
Non, les Américains n'ont pas l'apanage de la littérature des grands espaces, les Français eux aussi savent décrire ces étendues désertiques , âpres, rudes, que sont certaines contrées hexagonales.
Souvenez-vous des romans noirs de Charles Exbrayat dans Un matin elle s'en alla, et de Jean-Pierre Chabrol avec Le Crève-Cévennes par exemple, qui s'érigeaient comme les chantres des Cévennes justement. Maintenant il faudra ajouter Franck Bouysse.
Les Doges. Deux fermes éloignées de quelques centaines de mètres coincées entre montagnes, forêts, prairies, et le vert qui s'efface une partie de l'année au profit de la blancheur neigeuse.
En ce début d'année 2007, Gus soigne ses bêtes à l'étable, quelque soit le temps, dix-sept mères paisible et bonasses, et huit veaux assoiffés. Puis il boit son bol de lait, fume ses cousues, pense, écoute la télé car souvent quand il neige le râteau ne capte plus les images. Ce jour il n'y en a que pour l'abbé, celui aidait les pauvres, et qui vient de décéder.
Gus est un solitaire, qui ne s'est jamais marié, même si dans sa jeunesse il a fréquenté vaguement une jeune fille. Mais c'est loin tout ça. C'est un quinquagénaire qui n'a que pour unique compagnon Mars, chien perdu sans collier, et qu'il a appelé ainsi non pas en l'honneur du dieu de la guerre mais parce qu'il l'a trouvé un mois de mars.
Il ne faut pas oublier Abel, le vieil homme qui habite une autre veille ferme, sise à quelques centaines de mètre de là. Ils boivent parfois ensemble des verres de vin rouge, discutent mais pas trop. Abel est là depuis longtemps, toujours peut-être, mais les deux hommes n'ont véritablement fait connaissance que dix ou vingt ans auparavant, alors que les parents de Gus étaient décédés. Une demande de coup de main pour un vêlage difficile, puis l'engrenage, une bouteille chez l'un, une bouteille chez l'autre, guère plus de rapports.
Les parents de Gus qui ne l'ont pas élevés, le traitant comme un moins que rien. Seule la grand-mère savait réconforter le gamin, car les parents ne pensaient qu'à le rabrouer, le battre, le tenir en piètre estime. C'est tout ça qu'il se ressasse, le Gus.
Alors qu'il chasse des grives, Gus entend des cris aigus, non loin de chez Abel, puis dans la neige une grosse tache rouge, comme du sang qui se serait égaré là alors qu'il n'avait rien à y faire. Plus tard, il trouvera un porte-clefs de voiture puis découvrira des traces fraîches de pas, de pieds nus tout petits comme apposés par un enfant. Intrigué et inquiet il se rend chez Abel et prend prétexte d'avoir besoin d'une tronçonneuse. Mais tout semble aller comme d'habitude, d'ailleurs l'échange de verres de vin confirme une quiétude relative.
Seulement il reçoit des visites de personnes qui ne semblent pas égarées mais veulent absolument lui proposer quelques chose. Un suceur de Bible qu'il renvoie immédiatement d'où il vient, c'est à dire de nulle part ou d'ailleurs, il n'en sais rien. Tout ce qu'il sait c'est que ce personnage l'importune, tout comme l'avait importuné le représentant d'une banque qui voulait l'inciter à placer de l'argent à tout prix.
Jusqu'à ce que le drame éclate.
Avec une écriture fluide, aérienne, envoûtante, imagée - les métaphores sont particulièrement jouissives - des dialogues percutants, ce roman rural est à l'égal de cette contrée, âpre, violent, rude, mais passionnant. Peu de personnages, à part Gus et Abel, des gens de passage qui dérangent, et ceux de la ville proche, l'épicière, le cafetier, Paradis le gros propriétaire et notable qui porte bien mal son nom, l'édile, et quelques autres dessinés sous formes de silhouettes, dont les rapports sont plus ou moins conflictuels, malgré les chopines. Paradis qui n'a jamais pu accéder à la mairie malgré tous les efforts entrepris.
Il faut croire qu'il ne suffit pas de payer des coups au bistrot pour acheter un électorat, ou que les poivrots ne sont pas si nombreux que ça au village, ou bien encore que la démocratie a des vertus insoupçonnées.
Gus est un personnage complexe, frustre d'apparence, et en même temps pratiquant l'art de la dialectique, seulement parfois il peut s'emmêler dans ses déductions hâtives, ne possédant pas toutes les clés, malgré ce porte-clefs qui l'intrigue.
Franck Bouysse s'inscrit dans un courant littéraire qui démontre qu'on peut écrire de belles histoires, comme des fables, avec peu de choses, peu d'actions, mais des faits, des souvenirs poignants, des réminiscences, et un décor. Un roman naturaliste qui s'affranchit des poncifs actuels sur la drogue, le chômage, les jeunes des banlieues en révolte, mais offre le souffle vivifiant d'un univers campagnard loin des préoccupations économiques émanant d'un dictat bruxellois. Nous sommes en plein cœur de la France profonde, celle qui n'est pas superficielle.
Les apparences ont la vie dure et on leur fait dire aussi ce qu'on veut bien.
Franck BOUYSSE : Grossir le ciel. Le Livre de Poche Policier N°34007. Parution le 6 janvier 2016. 240 pages. 6,90€.
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