Et elle l'a bien fait... !
Un fait-divers caché parmi tant d'autres dans le journal, et Gérard, le bistrotier du restaurant Au Pied de Porc de la Sainte-Scolasse tente par tous les miens d'attirer l'attention de son ami Gabriel Lecouvreur, alias Le Poulpe, connaissant son appétence pour les histoires délicates, et même indélicates.
Et tout ça à cause d'une petite phrase dans son horoscope du jour. On a beau ne pas y croire, des phrases ambigües comme celle qu'il vient de lire, cela attise la curiosité : Attention, sans le savoir, vous avez mis le doigt sur une affaire qui pourrait avoir des répercussions tragiques sur la vie d'un certain nombre de personnes. Or en tournant la page, au même endroit où il avait posé son doigt, il peut lire l'article suivant : Nouvelles disparitions dans un village de l'Ardenne. Suit un descriptif de ces étranges disparitions qui englobent veaux, vache, mouton, un barbecue, un anorak (neuf), six pantalons, trois paires de bottes en caoutchouc, des ballots de paille et de foin. Plus une femme, le tout dans le petit village de Painrupt.
Gabriel balaie d'un revers de main cet article, arguant qu'après tout si mystère il y a, ce n'est pas à lui de se pencher dessus. Les mois passent, un deuxième enlèvement, ou disparition, est signalé, mais quelques temps plus tard, troisième signalisation d'évanouissement dans la nature. Plus quelques animaux qui ont préféré aller brouter ailleurs. Comme depuis plus d'un an un certain Versus Bellum l'inonde de lettres dénonçant le meurtre de l'épouse d'un nommé Alfred Bermont, riche forestier de la région de Painrupt, lequel serait l'assassin avec la complicité de sa bonne entrée à son service vingt ans auparavant à l'âge de seize ans, il n'en faut guère plus pour convaincre Gabriel à visiter l'Ardenne.
Comme Versus Bellum se réclame de son ami Pedro, et se présente comme un anar pur et dur, Le Poulpe se rend sur place, persuadé qu'il ne tirera pas grand chose de cette affaire, mais qui au moins aura l'avantage de l'occuper.
Le cadavre de Madame Bermont, plus âgée que son mari de quelques décennies, avait été retrouvé sur une décharge, non loin du Grand Duché du Luxembourg. C'est ce que Le Poulpe apprend par Versus Bellum, une espèce de lutin, qui l'accueille à sa descente de car par un Salut et fraternité, écrasons l'infâme, à bas la calotte, vive l'anarchie, j'en passe et des plus raides. En chemin puis chez lui, Versus Bellum raconte à Gabriel tout ce qu'il sait et même plus lui demandant de rencontrer Bermont et sa bonne, et si possible de les faire parler. Pour cela il a une idée : Gabriel va prendre l'identité d'Amadeo Pozzi, devant négocier l'achat de l'exploitation forestière dont Bermont cherche à se débarrasser.
Et c'est ainsi que, vêtu en truand de la belle époque, au volant d'un véhicule rose, au poignet une montre énorme que si tu la possèdes pas à cinquante ans t'as pas réussi, Gabriel devenu Amadeo Pozzi arrive à midi pile devant chez Bermont dans le petit village de Bollerval. Les premiers échanges entre les deux hommes est plutôt vindicatif et acrimonieux, Amadeo Pozzi jouant son rôle comme s'il était sociétaire de la Comédie Française, mais après avoir englouti quelques bouteilles le ton devient plus amène. Comme il n'aime pas le vin, Gabriel Amadeo avance une incompatibilité religieuse : il est Mormon, et seule la bière ne lui est pas interdite. La bonne prénommée Zabe, diminutif d'Elisabeth, n'est pas franchement jolie, ni aimable, d'ailleurs elle est toujours célibataire. Mais ceci ne nous regarde pas... Sauf que Gabriel Amadeo, suspicieux, se demande si des relations ancillaires n'uniraient pas Bermont et Zabe. De toute façon il aura le temps d'affiner ses recherches car Bermont lui propose de coucher sur place, le temps de régler les détails de la transaction.
Franz Bartelt pratique un humour à froid, pince sans rire, caustique parfois, et ce roman poulpesque nous change des inévitables aventures contre des fascistes que Gabriel Lecouvreur est amené à vivre. Au fin fond des Ardennes, dans une ambiance bucolique, Gabriel Lecouvreur est investi par son nouveau personnage. Et il se rend compte qu'Amadeo prend le pas sur Gabriel, devenant une sorte de Docteur Jekill et Mister Hyde, dans sa façon de penser et de réagir.
Et Franz Bartelt n'applique pas à la lettre la Bible du Poulpe telle qu'elle avait été édictée afin de donner une cohérence à l'ensemble. Pas de Polikarpov, pas de Cheryl, un tout petit peu de Pedro, un tout petit peu de Gérard, et beaucoup de bières. De toute façon il est encouragé par Versus Bellum :
Il faut respecter le rituel mis au point par nos anciens. On ne cause jamais avant d'avoir bu la deuxième bouteille. Jamais. Il faut le temps de s'humecter les papilles, de se décrasser les chicots, de se délier la langue. Les fondamentalistes soutiennent même qu'on ne commence à bien causer qu'en décapsulant la quatrième.
Ceux qui ont déjà goûté aux ouvrages de Franz Bartelt ne seront pas désarçonnés. Un univers légèrement décalé, et surtout une écriture, un langage savoureux, recherché, sans pour autant tomber dans le burlesque. Plutôt dans un genre baroque mais qui possède un fond social, et l'épilogue est là pour nous le prouver.
Franz BARTELT : La bonne a tout fait. Le Poulpe N°282. Editions Baleine. Parution Octobre 2013. 172 pages. 9,50€.