Une adresse à retenir ?
A l'origine, traiter une représentante du sexe féminin de catin était éminemment sympathique et adressé affectueusement à l'adresse d'une fille de la campagne. Encore de nos jours dans certaines de nos régions et au Canada, cela signifie également une poupée. Et je vous laisse imaginer la tête des parents, d'origine urbaine mais pas forcément polis, qui entendent quelques commères attribuer ce substantif à leurs gamines, pensant immédiatement à la terminologie triviale qui entoure ce mot. C'est comme cela que naissent les conflits. Un détournement de la langue française, et une guerre peut se déclencher.
Ce point lexical précisé, entrons maintenant dans le vif du sujet et suivons notre ami Gabriel Lecouvreur dans sa nouvelle aventure.
Une nouvelle fois Gabriel Lecouvreur, alias Le Poulpe, a du vague à l'âme. Sa copine Cheryl, coiffeuse de son état, est partie se ressourcer en Bretagne, avec au programme flagellation aux algues dans une centre de thalassothérapie haut de gamme. Cela n'empêche pas notre céphalopode de lire le journal, et d'être intrigué par un fait divers relaté dans le Parisien, son canard favori lorsqu'il stationne au café-restaurant du Pied de Porc à la Sainte-Scolasse. Ce n'est pas tant l'implantation d'un aéroport moderne à Sainte-Mère-des-Joncs qui le chagrine, quoiqu'il suit avec attention ce projet, mais parce qu'une femme a disparu du village où doit être aménagé ce terrain d'envol pas franchement indispensable. Et deux points d'interrogation se superposent dans ses rétines. D'abord la police n'a pas lancé d'enquête officielle. Ensuite parce que c'est un professeur à classer dans la catégorie des voyants extra-lucides qui a débusqué l'affaire en la signalant aux médias.
Francis l'amnésique, qui n'oublie pas de vider ses bocks de bière, connait bien le professeur Morillons, qu'il range dans la catégorie des fous intelligents. Et son truc à Morillons, outre d'avoir à l'origine créé un cabinet avec un confrère du nom de Rud, donnant ainsi l'appellation Rud & Morillons (jeu de mot avec Rue des Morillons, où se trouve le dépôt parisien des objets trouvés), son truc n'est pas pour déplaire au Poulpe. Le devin lit l'avenir dans la mousse de bière. Ce qui ne le fait pas mousser plus que ça. Dans la conversation, l'idée d'un tueur en série est lancée et une tournée de dix bières est en jeu. Pas pire qu'autre chose comme pari, faut faire marcher les petits commerces.
Effectivement le professeur Morillons se pose en farfelu. Il avoue être spécialiste en perte sans profit, d'ailleurs il est cul-de-jatte et aveugle, mais il n'a pas perdu tous ses esprits, d'ailleurs il connait le Poulpe sans que quiconque lui ai présenté son interlocuteur. Annie Jérômette Blanchon, la fille de joie disparue, alias Roxane pour les intimes payants, dépendrait de l'agence Ahhhhh! des sœurs Broutë, assistantes paternelles. Cette Roxane ne fait pas partie de leur cheptel, qui d'ailleurs officie via Internet, mais elle continue d'exercer tout en étant disparue. Gabriel est près d'y perdre son latin, son grec et son sanskrit. Une dernière petite visite s'impose avant de débarquer à Sainte-Mère-des-Joncs, celle à son ami Pedro qui lui fournit un attirail de journaliste sous le doux nom de Tristan Yzeux.
Débarqué à Sainte-Mère-des-Joncs, après un long et fastidieux voyage, notre ami céphalopode va débuter son enquête en s'installant dans une auberge dont la patronne zozote, puis il va faire la tournée des boutiques, commerces, officines des lieux, se rendant de l'un chez l'autre comme un homme qui veut traverser un torrent en sautant allègrement d'une pierre affleurant l'eau bouillante, à une autre pierre glissante, le tout en équilibriste assez confiant en ses possibilités malgré les pièges cachés. Et des pièges, il ne manque pas d'en trouver lors de sa traversée. Un mari jaloux qui le suspecte de le cocufier et lui démontre en voulant le tabasser qu'il ne doit pas s'amuser à se prendre pour un coucou. Ce que Le Poulpe n'avait nullement l'intention de faire, même s'il ne refuse pas les bonnes fortunes. Un autre personnage s'incruste dans le décor, digne émule de Jerry Lewis.
Si tous les habitants de la commune semblent d'accord pour l'implantation de l'aéroport, c'est qu'il y a de l'argent à gagner à la clé avec tous les touristes qui vont affluer, du cabaretier au notaire en passant par l'édile et quelques autres, seul un écologiste convaincu qui vit dans les bois, Sergent Pepper de son surnom, n'apprécie pas vraiment. Il serait bien le seul. Et ceux qui manifestent, ce sont des gens d'ailleurs, une petite balade dominicale soi-disant. D'abord il y a même au 21 de la Grand-rue une maison close qui abriterait l'acte d'amour tarifé. Sauf que les deux femmes qui vivent là, une jeunette à peine pubère et une dame à laquelle on ne voudrait guère confier son anatomie, ne connaissent pas cette Roxane. Il y a bien une photo, mais c'est tout. Et lorsque le Poulpe se renseigne auprès de tout ce brave monde, personne ne connait vraiment Roxane. Certains l'auraient juste aperçue, mais c'est tout.
S'appeler Roxane, ne pas être recherchée pas la police, malgré le battage médiatique, voilà de quoi faire réfléchir Gabriel Lecouvreur qui se demande où il a pu fourrer ses guêtres, lorsque la solution finale lui apparait dans toute sa limpidité.
Le Poulpe peut être assaisonné à toutes les sauces, cela dépend du talent et de l'inspiration du cuisinier qui le prépare et lui concocte de nouvelles aventures. Hervé Sard nous l'a préparé aux petits oignons et au Muscadet ou au Gros Plant, et non pas à l'huile car malgré ce que certains affirment (Hervé Sard dîne à l'huile) il est contre ce qui poisse mais au contraire pour tout ce qui est gouleyant, littérairement parlant.
Certains pensaient Gabriel Lecouvreur alias Le Poulpe en perte de vitesse, mais ce n'est pas vrai, même si parfois à cause de ses bras trop long il semble ramer. Au contraire il s'est trouvé depuis quelques aventures de nouveaux supporters de talent, et j'avoue, Hervé Sard fait partie de ces défenseurs de céphalopodes qui lui offrent des aventures dignes de sa notoriété. Les grincheux, il y en a toujours, objecteront que ce petit roman est facile, d'accord, mais l'épilogue est sublime, et je soupçonne Hervé Sard de pratiquer la pêche au leurre.
Hervé SARD : La catin habite au 21. Le Poulpe N° 287. Editions Baleine. Parution le 9 octobre 2014. 184 pages. 9,50€.